Je l’ai écrit souvent dans Fugues : Mathieu Lindon est l’un des écrivains français les plus singuliers de l’heure. Son dixième roman, Chez qui habitons-nous?, confirme ce propos.
Divisé en cinq parties, le livre est principalement constitué de dialogues. On y trouve, entre autres, un narrateur, son amant Dimitri, son frère Hugues et ses deux amis, Jean-Paul qui a réalisé pour la chaîne Arte un documentaire sur les sans-abri, appelés en France S.D.F. (Sans Domicile Fixe), et sa copine, Carole.
C’est Hugues qui, au début du roman, pousse, par ses réflexions, où se mêlent l’évidence et l’odieux, les autres dans leurs derniers retranchements, à savoir se questionne sur leur statut de petits-bourgeois et leur prétendue compassion. Qu’est-ce qu’un chez-soi? C’est, nous dit le narrateur, beaucoup plus que l’endroit où l’on habite. C’est une question d’espace et de corps qui l’occupe.
Il le prouvera en amenant Dimitri dans la maison familiale de son enfance. Le chez-soi est donc aussi affaire de temps, de la volonté de savoir de quoi on est fait. Quant à Jean-Paul, il aura quelque difficulté avec son documentaire, un SDF le poursuivant en cour pour avoir été filmé sans son consentement!
Hugues se fera attaquer par quatre mecs, des Blacks et des Beurs. De son côté, le narrateur apprendra la mort de Dimitri, qui avait déjà fait de la prostitution; accident, suicide ou meurtre, il ne peut conclure.
Comme toujours chez Mathieu Lindon, tout tient aux mots. Peu importe en quelque sorte le récit et ses péripéties, pourvu que les mots soient là, posés comme un piège, avancés comme un leurre. Ils ont une fonction de détournement, de dérapage. Le récit chavire, va cahin-caha, virevolte, devient fantaisiste, improbable dans sa construction pourtant rigoureuse.
Le roman n’est pas pour autant anodin ou futile. Non. La société y est dévoilée sous ses aspects sociaux, ethniques, culturels, familiaux, sexuels. Naturellement, Chez qui habitons nous? est une fable : le chez-soi est lieu calfeutré qui empêche le monde d’y entrer et de nous déranger. Et, quel que soit son nomadisme, un jour, on finira par rentrer chez soi. Et le roman? D’un modernisme inclassable, il est lui-même la métaphore d’un chez-soi : un abri temporaire où l’on peut perdre toutes ses illusions sur soi et les autres.
Chez qui habitons-nous ? / Mathieu Lindon. Paris : P.O.L., 2000. 141p.