Ross Higgins, anthropologue et co-fondateur des Archives gaies du Québec en 1983, s’est intéressé, dès son arrivée à Montréal en 1975, à l’histoire des gais et des lesbiennes de Montréal. Militant actif, il publia aussi bien dans des revues anglophones que dans le mensuel montréalais gai Sortie, dans les années quatre-vingt. Sa thèse de doctorat en anthropologie porte sur le sens de l’appartenance à la communauté qui s’exprime en partie par l’utilisation de certains lieux par les gais à Montréal. Une courte partie de sa thèse a été publiée en français sous le titre De la clandestinité à l’affirmation, chez Comeau & Nadeau. Témoin et acteur de la communauté gaie, Ross Higgins a connu les bars de l’Ouest, assisté à leur déménagement vers l’Est et contemplé le développement de cette portion de la rue Sainte-Catherine.
Quand tu es arrivé en 1975, comment as-tu découvert les bars gais à Montréal?
Bien entendu, j’avais l’adresse des bars qui se situaient dans l’Ouest, mais j’ai croisé un ami que j’avais rencontré à Toronto qui m’a fait découvrir des bars de l’Est, si on tient pour acquise la frontière linguistique symbolique de la rue Saint-Laurent. J’ai ainsi découvert la taverne Bellevue (sur la rue Sainte-Catherine, près de l’av. Hôtel-de-Ville), la Taverne Sainte-Catherine (au coin Papineau), la Boîte-en-Haut (sur Alexandre-de-Sève, au sud de Sainte-Catherine). J’étais désireux de voir des bars loin du centre de l’époque, concentré sur la rue Stanley ou proche de celle-ci. Priape s’était aussi installé sur Sainte-Catherine. Il y avait déjà une base avec quelques établissements.
Est-ce que tu remarquais une coupure linguistique avec les bars de l’Ouest?
Pas forcément. Les francophones gais se déplaçaient dans l’Ouest, il y avait donc une mixité linguistique. Mais il est vrai qu’il y avait moins d’anglophones dans les quelques bars de l’Est.
Comment expliques-tu le changement qui s’est alors produit?
Avec la descente de police au Sauna Neptune (l’actuel sauna 456), en 1976, et celle du Truxx, en 1977, beaucoup pensaient qu’il y avait eu des pressions policières et des pressions politiques de la part du maire Drapeau pour nettoyer le centre-ville, mais je pense que l’installation des commerces gais tient avant tout à des raisons purement économiques. Il faut se rappeler que, sous l’administration Drapeau et le gouvernement provincial de l’époque, la volonté de développer l’est du centre-ville a conduit à la construction de la Place des Arts, l’UQAM. Le déménagement de Radio-Canada a joué aussi un grand rôle, puisque cela a entraîné l’ouverture de nombreux restaurants sur René-Lévesque, à l’époque Dorchester. Il y avait donc un afflux de population qui n’habitait pas le quartier, mais qui, pour de multiples raisons, le fréquentait. Et puis, je pense aussi, une clientèle gaie résidentielle qui habitait proche de la Sainte-Catherine pour des raisons économiques. Les loyers étaient peu chers et on n’était pas très loin du centre-ville.
Cela ne pouvait avoir lieu dans d’autres quartiers de Montréal?
Il y a bien eu des tentatives, et récemment encore, qui, même si elles ont connu un certain succès, n’ont pas suscité le même phénomène d’entraînement. On pense à l’Équus, on pense au Camouflage, on pense au Lézard, dans les années quatre-vingt cherchant à investir le Plateau. Il y a deux-trois ans, on a vu s’ouvrir le Barzan, au coin Saint-Joseph et Saint-Laurent, cherchant à attirer une clientèle gaie résidant sur le Plateau. Toute les tentatives ont échoué devant l’expansion du Village. Dans le quartier Centre-Sud, il y avait comme un terreau favorable, avec l’existence de deux ou trois bars, sous-tendu par l’ouverture de nombreux restaurants. Le quartier devenait un endroit pour boire un verre, danser, mais où aussi, avant, on pouvait aller dîner. En 1982, l’ouverture du Max va contribuer à modifier les habitudes des gais, et pas seulement des francophones, qui vont délaisser petit à petit l’Ouest pour l’Est. Et puis Bernard Rousseau de Priape va petit à petit introduire le terme Village, avec l’ouverture du Cinéma du Village et du Centre le Bloc.
Que penses-tu de l’utilisation, par des hétéros aussi bien que des gais, du mot « ghetto » pour parler du Village?
On utilise souvent ce mot n’importe comment. Dans sa définition première, il signifie un espace dans lequel on force une partie d’une population à vivre. Ce qui n’est pas le cas pour le Village. Et cette vision d’enfermement ne date pas d’aujourd’hui. Même dans les années 70, certains gais parlaient contre la ghettoïsation, de la séparation des gais du reste de la population, toujours en des termes très contradictoires. Dès l’ouverture des premiers bars gais, beaucoup de monde, et même des gais, s’interrogeaient sur ce besoin de se retrouver ensemble dans des lieux fermés.
Est-ce que le Village, et la formidable expansion qu’il a prise ces dernières années, n’a pas servi à banaliser l’homosexualité auprès de la population hétérosexuelle?
Dans une certaine mesure oui, mais pas autant que le sida a pu le faire. Avec le sida, les médias n’ont pu faire autrement que de parler des gais, et cela a contribué à faire tomber quelques tabous. Mais pour revenir à l’essor du Village, je pense que dans l’esprit collectif, le territoire qu’il représente s’est substitué à ce qu’est véritablement la communauté gaie au sens large du terme. On oublie que beaucoup de gais ne viennent jamais dans le Village ou ne le fréquentent que de façon sporadique. Il n’est qu’une facette visible des réalités gaies, une facette importante et nécessaire, puisque la construction de la communauté a toujours passé par des lieux de rencontre.
De Ross Higgins :
De la clandestinité à l’affirmation, Comeau & Nadeau 1999.
Sortir de l’ombre, Histoire des communautés lesbienne et gaie de Montréal, sous la direction d’Irène Demczuk et Frank W. Remiggi, chapitre IV : « Des lieux d’appartenance : les bars gais des années 1950 ». VLB éditeur, 1998.