« Tu sais, tout ça, toute cette joie, la communauté, baiser, danser, la politique et ce goût qui reste…. C’était l’impression d’être la bonne part de l’époque […] Il nous suffisait de faire ce qu’on voulait, ce qu’on désirait, et c’était à la fois bon, beau et vrai […] C’était la Joie, tu vois, je ne sais pas comment dire […] Aimer un homme, le désirer, jouir de lui, le faire jouir, C’était fou… »
C’est ainsi qu’au début du roman La meilleure part des hommes, un personnage décrit la première moitié de la décennie 1980. Mais après la joie vient la maladie. Ce seront «les années d’hiver», comme les qualifiait le philosophe Félix Guattari.
C’est à la description de ces années, vues de l’intérieur d’une zone bien précise de Paris, le Quartier Latin, que s’est attelé Tristan Garcia avec son premier livre. Roman ambitieux que celui-là, qui mêle tout ce qui a été bien à tout ce qui a mal viré : au désir libertaire, à la sexualité sans contraintes et sans tabous, à l’identité juive, à l’utopie politique, entre autres, se sont substitués le gauchisme, l’homophobie, l’antisémitisme, le terrorisme palestinien, etc.
Cette décennie est incarnée par quatre personnages. Trois hommes : William Miller, un écrivain controversé; Jean-Michel Leibowitz, un philosophe; Dominique Rossi, un militant gauchiste engagé dans la lutte contre le sida. Et une narratrice, Élizabeth, journaliste, qui décrit leurs gestes et leurs paroles (ils parlent beaucoup). Bizarrerie : cette femme omnisciente va même jusque dans les backrooms avec ses amis!
Sur Paris et les années Sida, voici une fiction cryptée. Derrière les personnages principaux et secondaires, on peut mettre des noms, dont celui de Guillaume Dustan (le romancier) et de Didier Lestrade (le fondateur d’Act Up). On est surtout en face de portraits d’intellectuels et de journalistes fatigués, dont le seul divertissement semble être le moment propice où peut se concrétiser leur haine.
Constat : les années 80 n’étaient donc pas celles de l’amour, mais bien de la zizanie, de la contemption, auxquelles se mêlaient le dégoût de soi et un manque de compassion médusant. Il y a du cynisme chez ces personnages que le savoir et le connaissance du monde de la politique et des arts ont amené au bord d’un ennui catastrophique (désœuvrés, ils regardent beaucoup la télévision).
Il y a surtout la mort qui rôde, frappe, qu’on veut affronter et défier par le bareback. On ne semble s’aimer que pour mieux se déchirer, se passionner seulement pour mieux exécrer tout. Cette décennie est celle autant de la trahison que du renoncement. Le monde de Garcia n’est pas beau ni drôle. Ses personnages sont irritants, détestables, cruels.
Son roman se veut idéologique, philosophique même, et il emprunte — autre bizarrerie — un style relâché, proche de la langue parlée, avec des barbarismes, des anglicismes et des mots d’argot dont le lecteur québécois aura parfois de la difficulté à se désempêtrer.
Roman emblématique? En tout cas, c’est un livre sur une génération parisienne qui a perdu toutes ses illusions. Tristan Garcia est un écrivain dur, sévère, impitoyable. Une sorte de docteur Jekyll qui lobotomiserait les âmes. La meilleure part des hommes est chez lui bel et bien morte et enterrée.
La meilleure part des hommes / Tristan Garcia. Paris: Gallimard, 2008. 307p.