Trente ans de présence littéraire
Trente ans, c’est court et c’est long à la fois! C’est à peine un clignement de paupière et, pourtant, dans la littérature gaie, bien des choses ont changé au cours de ce simple battement de cils.
L’année 1984 se distingue par la parution d’un ouvrage qui résume bien la fin et le début d’une époque : Des nouvelles d’Édouard de Michel Tremblay. Le roman débute par la mort tragique de son héros, la Duchesse de Langeais (Édouard), et la découverte de son journal personnel qui relate le périple vécu par celui-ci lors d’un voyage à Paris et la différence entre la réalité et la fiction magnifiée qu’il en a véhiculée.
On se retrouve ici face à un personnage qui se présente sous deux faces, héros et victime, et qui partage, avec le lecteur, le sentiment d’aliénation qui est le sien face au regard des autres. Le roman est représentatif d’un moment charnière dans le secteur de l’édition. C’est, en effet, au cours des années 80 qu’on assiste à un changement d’axe fondamental au niveau de la représentation gaie dans la littérature. En effet, jusqu’alors, les romans ne sont souvent axés que sur le drame: la douleur d’être gai (!), l’acceptation, comment le vivre et comment faire face aux préjugés et à la discrimination.
Très souvent, le personnage se cantonne dans des rôles de débauchés, démons, clowns ou victimes et dans un nombre effarant de ces derniers, la conclusion est, la plupart du temps, orientée autour d’une éventuelle tragédie : mort, maladie, suicide, amour impossible, etc. Bref, on est à des années-lumière de la lecture de plage.

À partir de la fin des années 70, aux États-Unis, les Chroniques de San Francisco d’Armistead Maupin en sont un bon exemple, et de la seconde moitié des années 80, au Québec, on assiste à l’émergence de romans où l’homosexualité constitue une simple composante du personnage. Le récit n’est alors plus fixé sur l’orientation sexuelle de l’individu, mais bien plutôt sur un thème plus large : une histoire d’amour, un meurtre à résoudre, des envahisseurs venus de l’espace, etc.
Même les récits où l’ostracisation est abordée, c’est le cas, par exemple, des romans historiques, n’en font pas que leur seul point de mire : il s’agit dorénavant de l’une des multiples composantes du récit et non plus de son point d’ancrage principal. La série des Lord John, écrite par Diana Gabaldon (2003-), et les excellents romans de Jean-Paul Tapie, Dolko (2007-2009) et la trilogie Amaury (2009, Bertrand (2011) et Tobias (2012), constituent des exemples révélateurs de cette éventuelle transformation.

Des nouvelles d’Édouard se situe à cheval entre deux mondes puisqu’il est à la fois constitué d’une part de drame, axé autour de l’ostracisation du personnage principal, et d’éléments de comédie. Quelques années plus tard, en 1986, Michel Tremblay publie Le cœur découvert, axé cette fois sur la quotidienneté d’un couple gai, et en 1995, il publie La nuit des princes charmants, qui nous fait suivre Jean-Marc et son dilemme : perdre son pucelage entre les mains de François Villeneuve, un grand séducteur, ou Alan, un jeune anglophone.
Cette évolution des thèmes est symptomatique de celle de la société en général : qui aurait pu un jour croire que le récit des états d’âmes d’un jeune homme gai dans sa quête de l’amour se révélerait être un immense succès de librairie? On remarque également la présence grandissante d’auteurs qui exploitent à fond l’angle de l’humour : par exemple Joe Keenan (Un mariage à la mode, Le retour d’Elsa Champion) ou, plus récemment, Raoul Tennet avec Le péril rose. Parallèlement, on assiste à une effervescence importante de la présence gaie dans différents genres littéraires.

Romans policiers
Joseph Hansen est un précurseur du genre puisque, de 1970 à 1991, il publie les aventures de Dave Brandstetter, enquêteur pour une compagnie d’assurances : une série de romans policiers qui remporte un très vif succès et incite d’autres auteurs à suivre le pas. C’est ce que fait Richard Stevenson avec une série de romans policiers dont les quatre premiers furent même adaptés pour la télévision. L’action se déroule à Albany, dans l’état de New York, et est articulée autour du détective privé Don Strachey.
Dans les années 90, Mark Richard Zubro créé deux séries se déroulant à Chicago. La première nous fait suivre les aventures de deux amants: Tom Mason, ex-marine et professeur d’anglais ainsi que Scott Carpenter, joueur professionnel de baseball. La seconde met en scène Paul Turner, un détective du Chicago Police Department.
Michael Nava, de son côté, présente d’excellents polars articulés autour d’Henry Rios, un avocat tourmenté par le souvenir d’un père absent qui l’amène à se perdre dans le travail, l’alcool et la résolution d’énigmes policières. Dans le cadre des sept romans de la série, il tombe en amour avec un homme séropositif qu’il accompagne dans les derniers moments de la maladie; il reprend graduellement sa vie en main, tombe à nouveau en amour et se réconcilie avec ce qui reste de sa famille.

Comme mentionnée précédemment, l’orientation sexuelle du personnage n’est que peu significative dans le déroulement du récit, mais il faut cependant noter qu’une forte proportion des crimes des romans de cette période sont articulés autour des problématiques d’intolérance vécues par la communauté LGBT : politique, drogue, prostitution, pornographie, homophobie. L’orientation sexuelle du personnage principal n’est cependant plus la raison d’être du récit, l’accent est dorénavant mis vers l’injustice vécue par la communauté.
Contes de fées
Le phénomène peut sembler étrange, mais cette revendication de notre place dans la fiction intervient également dans les contes de fées qui prennent une toute nouvelle couleur sous la plume de plusieurs auteurs et dont certains, comme Peter Cashorali, sont même destinés à un auditoire adulte. Publiés à la fin des années 90 et traduits en français au début des années 2000, Princes charmés et Princes radieux sont deux recueils présentant des contes traditionnels avec une nouvelle grille de lecture à la fois drôle, touchante et intelligente.

Science-fiction, fantasy et fantastique
Alors que la science-fiction, la fantasy et le fantastique sont des genres qui offrent généralement aux auteurs une plus grande liberté, il est ironique de constater que les mondes et cultures imaginés reproduisent, la plupart du temps, les schémas hétérosexuels. L’une des forces de la science-fiction est pourtant d’offrir une autre vision de la réalité en obligeant le lecteur à en remettre en question sa vision. C’est le cas, par exemple, lorsque des auteurs explorent des sexualités ou des identités sexuelles qui divergent de la norme.
Certains auteurs ont su évoquer des sexualités alternatives ou créer des métaphores au niveau de problèmes sociaux auquel la communauté gaie a pu s’identifier. Dans la bande dessinée, on peut, par exemple, penser aux X-Men : des mutants dont les pouvoirs se révèlent à l’adolescence et dont personne ne peut souvent deviner l’identité à moins qu’elle ne soit révélée. Ils sont cependant craints et marginalisés par la société parce qu’incompris. La métaphore est assez évidente!
La sortie du placard de Clive Barker, au début des années 90, n’a probablement surpris que lui-même puisque plusieurs des thèmes de ses romans étaient déjà assez évocateurs. Le genre fantastique connaît par ailleurs de nombreux autres adeptes qui jettent un regard différent sur des mythes anciens.

C’est le cas, notamment, du Français Tony Mark qui révèle des pans cachés d’un classique dans L’autre Dracula. L’une des séries les plus intéressantes au niveau de la fantasy est sans nul doute The nightrunner (Lynn Flewelling). La série, traduite en français, comporte actuellement six volumes et se déroule dans un univers à la Seigneur des anneaux qui nous fait partager les aventures de Seregil et son protégé, Alec, la découverte progressive de leurs amours et les périls auxquels ils font face.

Superhéros et bandes dessinées
Les deux genres vont souvent de concert, ce qui explique le présent combo thématique. Toujours en 1984, année de naissance de Fugues, les auteurs Yann, Conrad et Lucie publie la bande dessinée Bob Marone : Le dinosaure blanc, un pastiche gai hilarant, en deux volumes, des aventures de Bob Morane et de Bill Ballantine qui remporte le prix de la Presse au Festival d’Angoulême. Les deux premiers volumes ont été réédités en une seule refonte et un troisième opus, Un parfum de Yétis roses, a été publié en 2013.
Une des rares incursions gaies dans le roman de superhéros se retrouve dans Hero, de Perry Moore, où l’on suit les aventures de Thom Creed, un adolescent, qui découvre qu’il a des pouvoirs et qu’il est attiré par les hommes. Il vit cependant dans l’ombre de son père, l’un des plus grands superhéros de la planète, dont la main difforme rappelle le drame effroyable dans lequel il fut impliqué et qui en fit un paria.

Du côté de la bande dessinée, la première sortie du placard d’un superhéros des grandes écuries de comics (Marvel et DC) se présente en 1992, sous les traits de Northstar, un Québécois du nom de Jean-Paul Beaubier, dans la série Alpha Flight. Suite au « scandale » généré par cette révélation, la question de sa sexualité ne fut plus abordée pendant dix ans, ce qui est révélateur de l’inconfort alors généré le sujet. Pendant cette période, notons qu’il fut sauvagement tué à trois reprises dont une par Wolverine. Signe des temps, le 20 juin 2012, Marvel célèbre le mariage de celui-ci avec son copain au cours d’un événement médiatique sans précédent.
Les personnages gais les plus intéressants sont cependant deux autres couples. Le premier est formé par Apollo et Midnighter dans la série The Authority (DC Comics) où le premier est l’équivalent de Superman alors que le second constitue une version plus féroce de Batman. Les récits, surtout dans les premières années, sont remplis d’action et empreints d’une grande originalité et, dès 2002, le couple est marié et adopte un enfant. De son côté, Marvel innove en 2005 avec un couple d’adolescents, Wiccan et Hulkling, dans The Young Avengers au cœur de récits inventifs, débordant d’action et d’humanité.

Du côté de la bande dessinée de facture européenne, le maître incontesté se révèle en 1987, sous les traits de Ralf König, avec le titre très évocateur La capote qui tue. Traduit en de nombreuses langues l’auteur demeure toujours aussi amusant et impertinent que jamais et sait aussi bien faire rire aux éclats qu’émouvoir notamment dans le cadre des aventures de la série Conrad et Paul. Le bédéiste dresse avec habileté une satire des travers sociaux de la communauté gaie et de la société en générale.
Du côté de l’érotisme, l’année 1986 est marquée par la publication de Meatmen, une anthologie de bande dessinée gaie érotique qui paraît jusqu’en 2004. Le succès de la publication s’explique, sans aucun doute, par l’avidité des lecteurs de plonger au sein de récits illustrés érotiques qui, jusqu’alors, étaient peu accessibles.
De son côté, dès 1992, le Québécois Patrick Fillion laisse libre cours à ses fantasmes au sein de récits déjantés relevés d’une plastique léchée et alléchante. Non content de donner vie à ses propres personnages (Camili-Cat, Locus, Ghostboy, Diablo, Space Cadet, etc.), il est également à la tête des éditions Class Comics et constitue l’une des forces majeures de la publication érotique où il a l’opportunité de publier d’autres bédéistes d’envergure dont les excellents Butch McLogic, d’origine allemande, et Logan, né en France.

Il ne faudrait également pas oublier Gengoroh Tagame dont les bandes dessinées, publiées depuis 1982, sont résolument axées sur les relations sadomasochismes mâtinées d’un romantisme très japonais. Difficile de rester insensible à la charge érotique propre à ces récits.
Le format numérique
Les trente dernières années ont été placées sous le signe d’une lente, mais sûre progression au niveau de la représentation des personnages gais, mais, surtout, de leur raison d’être dans les récits. Bref, un changement au niveau du contenu. Au départ, la présence de ces derniers n’était justifiée que parce que le récit était orienté vers une recherche ou un drame identitaire ou alors par une intrigue qui se déroulait précisément dans le milieu gai.
Éventuellement, l’orientation sexuelle du personnage ne devient plus le fer de lance du récit, mais bien un élément parmi tant d’autres du personnage. J’en prends à témoin, par exemple, les romans policiers de Rick Copp, The actor’s guide to…, ou de Dean James, mettant en vedette un écrivain-vampire-gai-détective amateur, où la question de la sexualité n’est pas le point focal du récit, mais une simple facette du personnage.
Le contenu a donc changé, mais les dernières années se sont également placées sous l’égide d’un changement majeur au niveau du contenant : l’édition numérique. Un phénomène sans précédent dans le milieu de l’édition qui donne accès à de nombreuses œuvres qui, normalement, n’auraient jamais trouvé le chemin des maisons d’édition, le marché n’étant souvent pas suffisamment important.

On assiste donc à une explosion de l’offre où le lecteur se retrouve devant un choix phénoménal. Certains, comme Josh Lanyon, autrice de l’excellente série policière Adrien English sont devenus très prolifiques sous cette nouvelle plateforme et ont développé des groupes de fervents lecteurs qui attendent chaque nouvelle publication avec impatience. D’autres, tel Emanuel Abran, auteur de la tétralogie Ni Dieu ni diable, bien que disponible dans le format imprimé classique, rencontrent un succès foudroyant dans ce tout nouveau et très riche terreau qu’est le numérique.
Mais, somme toute, le plus grand changement se situe dans la croissance considérable et l’accès toujours grandissant à une littérature dans laquelle il nous est possible de se reconnaître. Une simple interrogation du catalogue de BAnQ au niveau des romans dont le thème principal est l’homosexualité est révélatrice à cet égard : 76 romans publiés entre 1981 et 1990, 278 de 1991 à 2000, 812 entre 2001 et 2010 et 284 pour la seule tranche 2011 à 2014.
Une explosion dans le choix qui annonce, vous me pardonnerez le jeu de mots un peu facile, encore de nombreuses années de plaisir sous la couverture!