Daniel Cordier est probablement une personne inconnue du public québécois lecteur de Fugues, surtout si celui-ci est jeune. Il est pourtant fort connu en France, certes chez gens plutôt âgés, des résistants de la Deuxième Guerre mondiale (qui vivent encore), et des historiens…
Car il a été le secrétaire de Jean Moulin, qui dirigea le Conseil national de la Résistance et qui, arrêté par la Gestapo, est mort dans un train le transportant en Allemagne. Daniel Bouyjou-Cordier, né à Bordeaux en 1920 d’une famille de droite (qui divorcera), fait des études dans différents collèges catholiques, dont celui situé à Saint-Elme. Il milite à 17 ans à l’Action française et fonde à Bordeaux le Cercle Charles-Maurras. Il est fascisant, antisémite, antisocialiste, anticommuniste, antidémocrate et ultranationaliste. Mais révolté par l’armistice déclaré par le maréchal Pétain, il ralliera à 20 ans la Résistance et se met au service de Jean Moulin.
Après la guerre, il peint, devient collectionneur et marchand d’art. À la fin des années 1970, choqué par les rumeurs et les calomnies qui mettent en cause Jean Moulin, il décide de se consacrer à la défense de son maître en publiant quatre gros volumes biographiques entre 1983 et 1999. Il révèle son homosexualité en 2009 et annonce que ce serait un thème du tome II de ses mémoires commencées par Alias Caracalla (Gallimard, 2009). Le voici donc sous le titre Les feux de Saint-Elme, qui sont une plongée dans une enfance à l’eau bénite, à l’odeur d’encens et d’encaustique de pensionnat, qui ne sera pas sans rappeler des souvenirs aux personnes nées durant la guerre et après et qui ont fréquenté séminaires et pensionnats québécois.
Ou leurs lectures, comme celles d’Un adolescent d’autrefois de François Mauriac, La ville dont le prince est un enfant de Henry de Montherlant et Les amitiés particulières de Roger Peyrefitte, récits d’amours interdites (très souvent platoniques), d’une homosexualité cachée-révélée, empreints de vertus antiques de la beauté et de la virilité, toutes choses qu’on retrouve ici, chez Cordier, dans un style qui n’est pas sans rappeler un André Gide et un Roger Martin du Gard, auteurs qui lui procureront ses premiers émois et la confirmation de son attirance pour les garçons.
Comme beaucoup d’adolescents d’autrefois, c’est par la littérature qu’il découvre la sexualité (le cinéma était naissant, la télévision n’existait pas, encore moins la vidéo et Internet qui servent dorénavant de voies dans la découverte de la sexualité, qui n’a plus maintenant aucun secret pour les jeunes). La littérature était à cette époque un pré carré secret, et on ne sera par surpris que des écrivains aussi excitants pour un enfant de 13 ans soient Gide et Martin du Gard, même Céline (à cause de ces mots d’argot irrémédiablement obscurs, mais sentant bon la transgression), et dont l’influence pernicieuse devait être contrecarrée par la lecture de la Bible, de l’Imitation de Jésus-Christ et des Confessions de saint Augustin.
Les feux de Saint-Elme sont l’histoire d’une amitié amoureuse, celle de Daniel Cordier pour David Cohen, qui est beau, mais farouche aux attentions du jeune Daniel, différent en cela des autres pensionnaires qu’attouchements et masturbations n’effraient pas. Pourtant, un jour, David, à la douche, consent au désir de Daniel et lui offre son sexe, que ce dernier, épouvanté, apeuré tout à coup par la peur du péché et de l’enfer, repousse. Il fait tout pour se faire renvoyer de Saint-Elme. Il ne verra David que 60 ans plus tard.
En effet, connaissant un généalogiste, il lui demande de retrouver cet amour de jeunesse, cet ange qu’était pour lui David Cohen qui, dans un billet en classe, lui avait avoué son amour. Qui rencontre-t-il? Un gros monsieur, avec des bajoues, père de famille, qui doit se faire opérer de la prostate. Dure est la chute, d’autant que Cohen avoue ne pas se rappeler ces souvenirs de collège. Cordier le lui livrera même cette deuxième partie de son autobiographie, espérant fortement que la vérité de sa jeunesse s’y confirmera, une vérité que ne peut que chercher cet historien qu’il est.
Précis et honnêtes, fiévreux mais pudiques, Les feux de Saint-Elme, dans leur style aussi classique que traditionnel, ressuscitent l’obsession d’un amour et transmettent l’intensité d’un regret. Cohen s’est incrusté dans la mémoire de Cordier, son image ne s’en est jamais effacée, et parce que son histoire avec lui y repassait inlassablement durant 60 ans, Daniel a pu ainsi rejoindre David dans ce qu’on appelle la nostalgie.
Les feux de Saint-Elme / Daniel Cordier. Paris: Gallimard, 2013. 195p.