Exubérant et drôle, dramatique et émouvant, tel apparaît le premier roman de l’auteure portoricaine Mayra Santos-Febres, Sirena Selena, qui se déroule dans le milieu des drag-queens. Une œuvre queer qui se fait rare dans la littérature hispanique.
Il n’y en a presque plus depuis la fin du XXe siècle, quand on a pu lire des romans à thématique exclusivement homosexuelle, comme chez les Cubains Reinaldo Areinas et Severo Sarduy, chez les Argentins Manuel Puig et Nestor Perlongher ou chez l’Uruguayenne Cristina Peri-Rosi. C’est que l’homosexualité dans ces machistes Caraïbes et Amérique latine – mais ça change ! – est le plus souvent censurée.
Il faut donc saluer le merveilleux roman de Santos-Febres qui est à la fois une description des nuits du divertissement et du transformisme et une métaphore sur la situation de Porto Rico qui n’est ni un pays indépendant ni une nation appartenant à part entière aux États-Unis. Un pays bâtard donc, habité par des gens voluptueux et paresseux, et où le soleil et la plage exercent une séduction intenable. Et on s’y rend pour ses nuits colorées, où tout semble permis.
C’est de ces nuits que nous parle cette romancière, et surtout de ses coulisses, comme si au lieu de regarder le spectacle des travestis on allait voir ce qui se passe derrière la scène. Par cette fresque à la fois baroque et réaliste, nous plongeons dans le monde du sexe et de l’argent, de la splendeur et de la misère.
On suit durant quelques semaines la vie de Sirena Selena, un garçon – qui se voit en fille – de 15 ans à la voix enchanteresse qui éblouit tous ceux qui l’écoutent à en perdre la raison. Pauvre, il veut faire fortune avec sa voix qui vaut de l’or. Enfant de la rue et de la prostitution, il est ramassé par Martha Divine, une doyenne de la scène gay, vraie langue de vipère, propriétaire du bar Danubio Azul, qui voudra faire de Sirena la star des places de Santo Domino.
À cet effet, elle amène son jeune protégé auprès d’un riche propriétaire d’un hôtel, Hugo Graubel, qui, par ailleurs, cache un lourd secret (il a été dépucelé par une prostituée payée par son père); sa femme, Solange, n’a que du mépris pour la nouvelle guest star de son mari, qui n’est pour elle « qu’une minable que se donne des airs de diva ». Le but de la « Sirenita » sera donc de séduire Hugo. Pendant les préparatifs du spectacle qu’elle doit lui présenter, et qui s’étirent fallacieusement, nous pourrons connaître sa vie avant Santo Domingo.
La romancière découpe donc son roman en différentes tranches dans lesquelles le présent et le passé alternent, et où le point de vue des personnages change. On apprend ainsi que sa grand-mère morte, Serena se retrouve sans rien et s’adonne à la prostitution. Elle rencontre dans un premier temps Valentina Frenesi qui devient « pour ainsi dire sa première mère. Ou, plutôt, sa grande sœur »; une grande bringue qu’on appelle Tina; elle mourra d’une overdose.
On croisera Leocadio, un jeune Dominicain qui travaille dans un restaurant et se fait ami avec Miguele dont il est secrètement amoureux. On rencontrera aussi Luisito Cristal, une reine du sexe droguée jusqu’aux oreilles et Doña Adelina qui a un cœur grand comme ça. Et il y a surtout, parmi toutes les folles que côtoie Sirena, Martha Divine, drag-queen full time, qui se voit bien en Marlene Dietrich dans L’impératrice rouge; elle a voyagé, tout connu; elle a fumé, bu, snifé; elle s’est vautrée dans le luxe et la luxure.
Voilà résumé bien succinctement un roman abondant en situations et remarques sur un milieu à la fois divin et sordide, celui du monde des bars et des shows de travestis. Dans ces nuits du divertissement se mêlent les problèmes causés par l’argent et la pauvreté (le titre espagnol du roman, Serena Selena, vestida de pena, qui veut dire « vêtue de peine »). Mais il y a aussi l’entraide et la tendresse. Mais, surtout, il y a le devoir de séduction qui guide tout un chacun.
La loi du désir est intransigeante et il faut s’y conformer sinon c’est la déchéance, voire la mort. La tentation de l’amour est la boisson qu’il faut boire comme une cigüe. Tout dans ce milieu, à l’image des classes sociales qui s’y croisent, est une question de survie. On est dans une vie parallèle aiguillonnée par des rêves – presque inaccessibles – de richesse et de réussite. Une vie si différente de la vraie vie où on ne peut être garçon et fille en même temps, métis et noir (la couleur de la peau y est capitale, plus la peau est claire, plus les chances de succès sont grandes).
Le roman de Santos-Febres met en relief les liens sociaux et la lutte des classes, qui sont d’autant plus soulignés qu’ils sont vus par le gros bout de la lorgnette de la culture gay. Pouvoir politique et pouvoir des genres : une vraie guerre dont toute utopie semble exclue. Comme le dit la divine Martha à la fin de ce roman fin, exubérant, touchant, qu’adorera, je suis certain, Mado Lamothe : « C’est ça, la vie, baby. »
Sirena Selena / Mayra Santos-Febres, traduit de l’espagnol (Porto Rico) par François-Michel Durazzo. Paris: Zulma, 2017. 329p.