Le talk of the town de l’automne 2015 a définitivement été L’amour au temps du numérique. Ce documentaire de Sophie Lambert suivait une poignée de jeunes femmes et hommes dans leurs tentatives de trouver l’amour… ou parfois juste une bonne baise. Dans tous les cas, je suis resté sur ma faim. Si on parlait définitivement d’amour, on parlait très peu de numérique. Il était présent, inévitablement, mais plutôt comme un élément du décor que comme un personnage principal. Le documentaire aurait tout aussi bien pu s’appeler L’amour en 2015. Moi qui ai toujours été fasciné par la manière dont la technique, que nous créons, nous crée aussi en retour, j’étais donc déçu.
J’ai proposé à quelques journaux un projet de roman-feuilleton, «Le vrai amour au temps du numérique», similaire à celui que je tenais dans le Fugues avec ma chronique «Les mignons : l’amour, c’est la guerre!» – quoique grand public plutôt que LGBTQ+. Mais la fiction se publie mal dans les quotidiens du 21e siècle, comparativement à ceux des deux précédents. Je me suis dit que je trouverais bien un moyen d’y revenir un jour. Ce projet ne date pas d’hier : déjà, en 2012, je publiais le roman Textomachie («guerre des textos»), au titre inspiré de l’épisode mythologique de la titanomachie («guerre des titans»). Je publie aussi semi-régulièrement sur mon mur Facebook ce que j’appelle une «série réflexive», Vers une éthique numérique, où je propose de courts billets pour essayer de pousser mes contacts à se questionner sur leurs comportements en ligne.
Je continuais d’espérer quelque chose de plus que ces 150-200 mots maximum d’une publication facebookienne qui veut être lue au complet. La pandémie m’a offert cette occasion. Elle m’a fait suspendre ma chronique «Juste les mots justes» dans le présent magazine pour me concentrer sur la médecine. Pour ma résurrection médiatique, j’ai proposé quelques nouveaux concepts de chronique. Celui-ci a été choisi.
Je ne pouvais faire autrement que paraphraser le titre du documentaire qui a fait tant de vagues en 2015, mais qui a si peu tenu les promesses de son titre. Comprendre comment le numérique agit sur l’amour était nécessaire. Nous le comprenons toujours trop peu. Ceci dit, je suis ambitieux et j’aime les défis. Je me lance donc d’entrée de jeu le projet encore plus large de comprendre comment le numérique influence non seulement notre manière d’aimer, mais en plus de gérer nos relations en général.
Voici un exemple, tiré de ma propre vie. (Ceux qui me suivent depuis un moment savent que j’aime me prendre comme matériau d’analyse, considérant que l’expérience menée dans le monde peut être autant que celle menée dans un laboratoire une source de théories intéressantes.) Dans l’organisation d’une date récente avec un gars rencontré sur Tinder, je me suis dit, un moment donné, que ce serait plus simple de se parler de vive voix que de se texter. Je l’appelle donc.
Même si nous sommes dans les contacts l’un de l’autre (ne connaissant pas encore son nom de famille, il est dans mon carnet sous le vocable «[Prénom] Tinder»), comme mon numéro est masqué, il ne sait pas que c’est moi qui appelle. Nous ne nous sommes jamais parlé, et je ne m’attends pas à ce qu’il reconnaisse ma voix. Je me présente donc : «Salut! C’est Frédéric, ta date de ce soir.» Il est déstabilisé, et ça lui prend un temps à se ressaisir. Je m’en amuse.
Il m’expliquera plus tard que comme moi, il préfère le bon vieil appel aux textos, mais qu’il était déjà au téléphone avec son partenaire d’affaires et s’attendait plutôt à parler soit à sa sœur, soit à une amie, soit à quelqu’un de la station de ski où il allait le lendemain et dont le système de réservation en ligne boguait. D’où la surprise.
Ça nous a lancés sur une conversation où j’ai exposé à quel point je trouvais terrible que les gens de notre génération aiment si peu passer des appels, alors que le téléphone est presque devenu une extension de notre corps. Il était bien d’accord avec moi, étant lui aussi du genre à appeler plutôt qu’à texter. Il n’en fallait pas plus pour me charmer. (OK, je dois avouer qu’il était aussi très beau…) Sorte de test, je lui ai soumis le lendemain une question à développement. Il a proposé qu’on s’appelle pour en parler. J’ai surenchéri en proposant une téléconférence, dont la crise covidienne m’a rendu expert.
Notre époque voit se démultiplier les moyens de communication : je parle souvent du phénomène global comme en étant un d’«hypercommunication» (même si sa croissance exponentielle rend superflue, entre autres parce que hautement temporaire, toute classification en «hypo-», «normo-» et «hyper-»). Pourtant, on ne peut pas dire que la communication soit meilleure, plus productive, plus utile. On dit en publicité : «Parlez-en en bien, parlez-en en mal, mais parlez-en!»; faut-il considérer ici aussi que tout ce qui se fait a un certain rôle à jouer, et dire : «Parlez bien, parlez mal, mais parlez!»?
J’hésite. J’hésite parce que la communication peut autant servir à blesser qu’à guérir, et qu’elle peut détruire malgré elle. Elle peut échouer à être cette mise en «commun», cet échange qu’elle prétend être, et qui devrait être son seul but. Quand elle crée des malentendus, elle nuit à la bonne entente interpersonnelle qui est la base de toute relation solide.
Les malentendus ne sont pas apparus avec le numérique. Mais il est probable qu’il en augmente le risque. Peut-être le fait-il seulement en augmentant les communications et que, toutes proportions gardées, le risque est le même qu’avant. Ça n’en reste pas moins une raison pour s’attaquer au problème. Je l’ai dit dans ma dernière chronique ici, je le répète : avec les grands risques viennent les grands possibles. J’ai été, je reste et je resterai un fan du numérique. Ça ne m’empêche pas de penser qu’il faut lui donner un coup de barre pour qu’il soit un tremplin plutôt qu’une chaine relationnelle.