Au moment où mon acte de naissance me rappelle que je vais bientôt atteindre la date de péremption, et que clignotera au-dessus de moi une enseigne lumineuse disant «Plus très frais», je refuse de faire partie de NOS aîné.es. Ce possessif me crée un prurit mental. Ce NOS est condescendant, infantilisant et paternaliste. Tout cela part peut-être d’une bonne intention mais, on le sait, l’enfer est, comme les rues de Montréal, truffé de nids de poule. Ce n’est pas que j’ai décidé de rester jeune à tout prix, c’est un fait. Comme celui d’être gai. J’ai simplement eu de la chance.
Déjà que le terme AÎNÉ m’irrite l’épiderme, le faire précéder par ce possessif a fini de m’abattre. Je me suis vu sur les escaliers de mon appartement, attendant un petit sac à la main que l’escouade de ramassage de vieux et de vieilles vienne me chercher pour m’emmener dans une réserve à humains plus du tout utiles et dont on va quand même leur assurer et leur conserver un minimum de dignité. À condition bien entendu qu’ils et elles prennent bien leur pilule pour qu’ils et elles acceptent leur sort avec un sourire benêt. Rien que de penser que l’on pourrait s’adresser à moi en disant «Il a bien dormi cette nuit? Il a bien mangé?» me donne envie de demander une fin de vie tout de suite.
Ce NOS est condescendant, infantilisant et ne peut cacher l’étiquette générale qui le recouvre : le paternalisme. Une conception (judéo chrétienne?) qui voudrait que les rapports hiérarchisés dans nos sociétés se calquent sur celui de la famille. Un reliquat monarchique en somme, avec Dieu, ensuite le Roi, enfin le père de famille. On peut aujourd’hui y intercaler, entre le Roi et le père de famille, le chef d’entreprise ou encore quelques premiers ministres.
Ceux (et malheureusement parfois celles) qui sont en situation d’autorité considèrent ceux et celles qui sont en dessous d’eux comme des enfants indisciplinés et ignorants. Les fonctions qu’ils occupent leur donneraient de fait un savoir, et donc un pouvoir, que les subordonné.es ne sauraient posséder. Ils détiendraient des vérités, maîtriseraient des connaissances qui légitimeraient leur supériorité, fort de l’axiome «l’habit fait le moine».
Les aîné.es ne sont plus comme dans des sociétés dites maladroitement traditionnelles des puits de sagesse et de connaissance mais des inutiles en termes de force de travail, entendre qu’ils et elles ne sont plus rentables pour le système. Bien sûr, on tente de ne pas oublier qu’ils et elles ont servi, mais il ne faut pas qu’ils et elles soient trop exigeant.es. Ils et elles doivent se conformer et accepter ce qu’on leur offre comme récompenses de leurs bons et loyaux services. Certes, pour les plus fortuné.es, leur portefeuille compte quand ils et elles prennent des décisions et conservent ainsi une plus grande longévité d’autonomie. Mais pour les autres, peut-être les plus nombreux qui avec le temps verront leur marge de manœuvre rétrécir et être de plus en plus dépendant.es des institutions et de leur bon vouloir, leur générosité et de leur compassion. Cette prise en charge soi-disant pour leur assurer un minimum de qualité de vie a un prix. Comme toute catégorie de la population qui se retrouve un jour assujettie à un pouvoir qu’il soit politique ou religieux, perd de fait en autonomie, sa voix compte de moins en moins.
Les sociétés dans lesquelles on vit, leur répartition en classe d’âge, en force de travail exploitable ou non, ont grandement contribué à reléguer dans un groupe à part celles et ceux qui ont grandement contribué et contribuent encore à la société. Peut-être serait-il temps de repenser nos façons d’être ensemble sans se débarrasser de ce qui n’irait pas dans le sens de la rentabilité. Un proverbe africain dit qu’il faut tout un village pour élever un enfant, on pourrait utiliser cette maxime pour que les plus âgé.es soient aussi dans ce village.
Les communautés LGBTQ2S+ s’organisent pour briser ce qui apparaît comme une fatalité, d’autant que pour les aîné.es LGBTQ2S+, leur sortie du placard avait comme conséquences, au mieux un éloignement, au pire une rupture avec la famille, voire un renoncement à avoir des enfants. Celles et ceux qui n’ont pu développer un réseau d’ami.es sont confronté.es à la solitude; solitude d’autant plus grande quand elle s’accompagne d’une pauvreté économique. Il n’y a pas de secret. Et quelle consolation peuvent-ils et elles trouver dans cette
appellation de NOS AÎNÉ.ES au plus haut niveau de l’appareil gouvernemental?
Enfin, ce NOS, ce possessif issu de la bien-pensance a des limites qui feraient descendre dans la rue bien d’autres groupes sociaux particuliers. Si du jour au lendemain, on parlait de NOS Premières Nations, de NOS communautés racisées, de NOS LGBTQ2S+, ou pire, de NOS femmes, pas sûr que cela passerait comme dans du beurre.
Quant à moi, avant de me mettre à compter le nombre de mes synapses qui rendent l’âme, de n’être plus capable de pisser tout seul, ni même de me retenir, je resterai un résistant face à cette obligation de jouer au bon aîné courbant la tête et acceptant avec remerciement ce que l’on considérera comme le mieux pour moi, sans que j’ai mon mot à dire. Des ami.es disent que je suis une Tatie Danielle en devenir. Peut-être, mais je préfère être une Tatie Danielle qu’un vieux gai oublié au fond d’un CHSLD…