L’écran : fenêtre, porte ou mur

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Frédéric Tremblay

Nos téléphones cellulaires et nos ordinateurs portables sont devenus nos mémoires externes. C’est tant mieux – surtout pour les personnes qui, comme moi, ont une mémoire relativement limitée. Certains disent que le fait de trop utiliser nos mémoires numériques plutôt que la mémoire cérébrale risque de nuire à celle-ci à long terme. C’est sensé, mais ce n’est pas prouvé. J’encourage quand même à utiliser à fond les mémoires numériques comme compléments à la mémoire cérébrale, parce que même en ne se fiant qu’à son cerveau, on ne pourrait pas aller qu’au dixième, au centième ou au millième (dépendamment de l’usage qu’on fait de l’une et de l’autre) de là où on peut se rendre en faisant s’appuyer l’humain sur le bras de l’ordinateur, et vice versa.

Je suis intolérant au fait de ne pas savoir, et donc j’interromps fréquemment des conversations pour googler et trouver une information pertinente à l’échange en cours. N’empêche : je le fais toujours en expliquant ce que je fais. Pour préciser que j’utilise mon cellulaire comme extension de mon esprit, et pas comme remplacement de mon vis-à-vis. Je tiens à insister sur le fait que je m’en sers alors comme fenêtre à travers laquelle nous pouvons tous les deux regarder (je dis «les deux» dans le cas d’une conversation à deux pour l’exemple, mais l’idée vaut évidemment toujours même si on est plus que deux). Elle peut aussi être une porte par laquelle on fait entrer quelqu’un dans la discussion, dans le cas où elle seule pourrait répondre à une question que nous avons, ou si nous nous organisons pour qu’elle nous rejoigne, etc.

Ce ne sont que les quelques usages qui me passent par la tête; un million d’autres peuvent être appropriés. Ce que je considère inapproprié, pourtant, c’est de se déconnecter des humains en se connectant aux machines. Au moins dans un contexte où on a créé volontairement la connexion avec eux, on a pris l’engagement de l’entretenir. Si cette connexion est forcée – attendre le début d’une rencontre avec des inconnus, aller prendre un verre seul dans un bar, etc. –, je ne considère pas qu’on est soumis à une telle obligation.

D’autres, moins individualistes, défendent cette idée. Ici comme dans de précédentes chroniques, je ramène mon contractualisme : à part les principes civiques de base (ne pas tuer, ne pas voler, etc.), on ne devrait être lié que par les ententes qu’on a prises avec les autres. Certains abusent en voulant se limiter aux ententes explicites. Le fait est que la vie quotidienne fonctionne sur tellement d’ententes implicites qu’il faut aussi composer avec elles. Si je vous invite chez moi, je m’attends à ce que vous ne vous leviez pas au milieu du souper pour partir sans jamais donner d’explication. Vous, vous devriez vous attendre à ce que j’aie cette attente et donc agir en conséquence.

Le «Je ne te dois rien» que certains utilisent trop souvent est donc injuste : on doit certaines choses même à ceux qu’on ne connait pas, et plus on a cherché à connaitre quelqu’un, plus on lui doit de choses. Pour le cas qui concerne cette chronique, nous devons à ceux avec qui nous sommes présents physiquement d’être aussi présents avec eux psychiquement, c’est-à-dire attentionnellement. Sauf contrat contraire, l’entente de base de la relation présentielle volontaire est un engagement à la disponibilité.

Autant je défendais précédemment le droit à la déconnexion numérique envers tous, autant je défends maintenant le devoir de connexion physique envers ceux avec qui nous avons accepté de nous lier – ou, mieux/pire encore, avec qui nous avons initié la relation. Ce ne sont pas des impératifs contradictoires, mais les deux côtés de la même médaille. Quand on est seul chez soi, qu’on fasse ce qu’on veut; quand on en sort et qu’on interagit avec d’autres, qu’on respecte les règles du jeu de la vie en société.

Par rapport à l’usage du numérique dans le contexte d’une relation physique, qu’elle se passe chez soi ou à l’extérieur de chez soi, la règle principale me semble être : «Si tu intègres un écran dans la relation, qu’il soit une fenêtre ou une porte, mais pas un mur.» Dans les deux premiers cas, les outils numériques restent cette interface, c’est-à-dire littéralement cet espace entre deux faces [humaines] qu’ils disent être. Dans le troisième cas, celui du mur, ils brisent purement et simplement la possibilité de cet espace interfacial et de la communication qui l’accompagne lorsqu’il se crée en présentiel. Quand les écrans deviennent des murs, ils font écran, comme le dit une expression qui signifie «cacher, masquer», plutôt que de servir d’abord et surtout à montrer.

Je ne suis pas un apôtre de la relation à tout prix. Je conçois qu’on puisse dans certaines circonstances préférer s’emmurer – partiellement ou totalement – plutôt que de socialiser de tous bords et tous côtés. C’est aussi assez souvent mon cas. Mais quand on noue soi-même le contact, qu’on assume tout ce qui vient avec cette entreprise. Qu’on ne se décharge pas de ses responsabilités trop vite, à l’image de trop de gens de ma génération, comme s’il n’y avait que le contrat de mariage qui engageait ses parties.

Certains ont parlé, à propos des écrans, d’«écranisation» de la société. Le terme est charmant, et la réalité qu’il présente ne l’en est pas moins, à mon sens. Parce que justement, les écrans peuvent servir à ouvrir des fenêtres et des portes, donc à construire des ponts, et qu’on n’aura jamais assez de ponts liant les gens entre eux et liant les gens qui ont des questions aux réponses qu’ils cherchent.

Spectacularisons-nous le monde au passage en devenant majoritairement observateurs? Ça peut être un triomphe de l’art autant que de l’insignifiance. Ici, le médium est neutre. Le seul message que transmet l’écran, comparativement à la page imprimée, est le slogan de l’Oscar du meilleur film de 2000 American Beauty (et accessoirement mon film préféré) :
«Look closer».

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