On lui a dit qu’elle ne pouvait pas en parler, alors elle l’a publiée pour la postérité : son histoire chargée de traumatismes, d’inceste, de fellations à cinq ans, de mère suicidée, de troubles alimentaires, de cette impression d’être pleine de trous et d’aimer si fort que l’extase finit par tout broyer. Avec le livre Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour OK, Michelle Lapierre-Dallaire frappe un grand coup.
Sur presque 200 pages, son œuvre raconte toutes les années durant lesquelles elle souffrait sans le savoir d’un trouble de la personnalité limite. «Je dis avec euphémisme que je raconte toutes sortes d’interactions avec les hommes cisgenres hétéros blancs qui ne se sont pas bien passées, sous le spectre de mon trouble.» L’autrice résume sa condition comme un ensemble de mécanismes de protection de survie qu’on met en place quand on expérimente un trauma et qu’on continue d’appliquer par la suite dans des situations qui ne sont plus traumatiques. «Ça devient une réaction tout à fait inadéquate pour gérer la plupart des relations.»
Si vous avez trouvé le premier paragraphe de cet article troublant, sachez qu’il n’est rien comparé au contenu du livre. Lapierre-Dallaire écrit d’ailleurs : «Si je te choque déjà, va chier.» Pas pour blesser ni pour provoquer, mais pour cesser d’écouter ceux qui lui ont conseillé de se taire. «Je dis souvent que mon livre est un geste punk. Tout ce qu’on m’a conseillé de ne pas faire ou de ne pas dire, je l’ai mis dedans. Sans me censurer.»
Précisons néanmoins qu’elle a écrit son histoire sans penser qu’elle serait lue. «J’étais en congé de maladie de mon travail, dans une sorte d’isolement pré-COVID, et j’ai couché toute cette histoire sur papier en deux mois.» Une histoire qu’elle partage après un long travail thérapeutique. «Nommer ce que j’ai vécu en choisissant les bons mots et les meilleures
figures de style m’a permis d’approfondir mon travail personnel, mais la plupart des choses étaient assez guéries pour que je ne me sente pas davantage violée en pensant que cette histoire se retrouverait dans les mains d’autres personnes. Là, je sais que ce que je vaux, c’est immuable.»

Après des années à satisfaire toutes les demandes pour répondre à des besoins de base, tels que manger ou sortir de sa chambre, elle continue de désapprendre plusieurs réflexes. Et elle sait que l’attention du livre vient combler en partie les carences qui la suivent depuis son enfance. «Si je peux avoir de l’attention pour une œuvre, je trouve ça plus sain que de monter sur un bar et de montrer mes boules à tout le monde. Mon travail sur moi n’est pas terminé, mais j’essaie d’avoir de l’empathie pour moi dans mes régressions et dans mes progrès.» Ceci dit, il lui arrive encore de s’insupporter. «Malgré tout ce que je fais pour être plus saine – faire du sport, bien manger, ne pas boire –, je sens quand même à l’intérieur une partie de moi qui essaie d’aller aux limites des choses.
Des fois, ça glisse. Comme s’il y avait deux Michelle. Je suis en constant dialogue intérieur.» Il y a quelques années, son instinct lui a fait comprendre qu’elle aimait les femmes, et que ça ne datait pas d’hier. «J’ai toujours aimé les filles, mais pour que je me questionne sur mon orientation sexuelle, il fallait que tous mes besoins de base soient satisfaits. Pendant des années, mon cerveau était toujours en mode survie. Je suis aux balbutiements d’une période durant laquelle je peux me demander c’est qui pour vrai Michelle, à part ses traumas.»
Elle ajoute que son entrevue avec le magazine Fugues est d’ailleurs celle qui la stressait le plus. «C’est comme si le fait d’affirmer publiquement que je suis homosexuelle et que je suis en couple avec une femme ne me permettait plus de prendre la porte de sortie des relations hétérosexuelles que j’ai toujours utilisées pour me valoriser. Après toutes ces années à devoir composer avec des hommes cisgenres hétéros, d’abord mon beau-père et puis toutes les relations toxiques que j’ai eues, il y a encore la petite fille en moi qui pense qu’elle ne fait pas la bonne chose quand elle n’est pas en train de les satisfaire.»
Pourtant, le plaisir n’y était pas. Jamais. «Le fantôme de la validation des hommes cisgenres hétérosexuels est omniprésent dans ma vie. J’essaie de le déconstruire, mais c’est très
difficile.» D’ailleurs, ses efforts afin de tendre vers sa vraie nature n’ont pas toujours été récompensés.
«Certains amis proches m’ont dit que je ne pouvais pas être lesbienne, parce que j’avais couché avec plein de gars dans le passé. Ce type d’invalidation de qui je suis par un cercle très proche me fait craindre d’en parler publiquement. Pourtant, j’ai décidé d’aller de l’avant comme avec tout ce que j’ai écrit. Si personne ne me croit, je vais le dire pareil.»
INFOS| Y AVAIT-IL DES LIMITES SI OUI JE LES AI FRANCHIES MAIS C’ÉTAIT PAR AMOUR OK / MICHELLE LAPIERRE-DALLAIRE, LA COURTE ÉCHELLE / LA MÈCHE, 2021, 186P.