On n’a pas le réflexe d’associer esclavagisme et champs de coton avec romance masculine. C’est cependant ce à quoi nous convie Robert Jones Jr. sous les auspices de la plantation familiale des Halifax, située en plein cœur du Mississippi. Isaiah et Samuel sont deux hommes noirs de 16-17 ans, qui se sont pris d’affection l’un pour l’autre dès leur plus tendre enfance et qui vivent à l’écart dans une étable où ils prennent soin des chevaux. Leur relation est protégée par les femmes de la plantation et tolérée en silence jusqu’au jour où Timothy Halifax, le fils du propriétaire terrien, revient sur les lieux et se prend d’un profond désir pour les deux hommes, au grand dam de Paul, son père.
Certains ont présenté le roman comme l’anti Autant en emporte le vent du 21e siècle et il faut convenir que le cadre est similaire : le récit se déroule à peu près à la même période et dans le contexte des plantations et de l’esclavagisme. La différence se situe sur le plan du traitement et plus particulièrement de la place narrative occupée par les différentes strates de personnages. Là où le roman de Margaret Mitchell ne plaçait les personnages afro-américains et leurs luttes, évoquées presque anecdotiquement, qu’en toile de fond aux peines d’amour et aux enjeux financiers de la classe blanche dominante (à savoir Scarlett O’Hara), Robert Jones Jr. adopte une tout autre approche.
En effet, chaque personnage, quel que soit son statut, son sexe ou son ethnicité, est richement détaillé, ce qui permet de bien en saisir les motivations, les forces ainsi que les limites. Le désir de s’extirper de cette gangue qui les retient en anime certains, alors que d’autres exercent une force d’inertie désespérée pour maintenir l’ordre social ou moral établi. Nulle surprise d’apprendre que la plantation est surnommée « Empty », soit « vide » ou, plus précisément, « abandonnée ». Une réalité faite de violence, de cupidité et de barbarie est ainsi présentée en opposition aux luttes acharnées et souterraines des esclaves et à la relation d’amour et de tendresse qui anime Samuel et Isaiah, un sentiment d’autant plus fort qu’il surgit et croit au milieu d’une telle laideur.
Un autre thème fondateur du roman est celui de la religion, qui se présente sous deux formes. Celle, imposée, qui se manifeste par l’intermédiaire d’un esclave, Amos, qui revêt les atours d’un pasteur pour prêcher une vision stricte des dogmes de l’Église et qui tournera sa vindicte à l’encontre des deux amants. Ensuite, celle dont ils furent dépouillés par les prophètes évoqués dans le titre, qui renvoient aux sept voix qui accompagnent et communiquent, depuis l’au-delà.
Ces sages représentent la mémoire du peuple Kosongo, dont sont issus Samuel et Isaïe, qui en rappellent l’histoire et une conception fluide du genre s’incarnant dans une généalogie d’amants masculins, dont les esprits sont liés dès la naissance. L’ouvrage illustre ainsi brillamment l’opposition entre deux systèmes de croyance et de spiritualité et la fracture brutale imposée par la culture coloniale.
Le cœur du récit demeure cependant la relation amoureuse entre Samuel et Isaiah, qui agit à titre de détonateur amenant l’ensemble des personnages à révéler leurs secrets, leurs désirs, de même que leurs contradictions. Un roman fascinant qui dresse un portrait d’une Amérique esclavagiste, explore les méandres des désirs et de la dépravation, en alternant réalisme cru et passages plus oniriques, mais qui constitue avant tout un hymne à l’amour puissant et indéfectible entre deux jeunes hommes.
INFOS | Les prophètes / Robert Jones Jr. Paris : Grasset, 2021, coll. « En lettres d’ancre », 509 p.