Premier volume d’une tétralogie qui se déroule pendant les Trente Glorieuses, période de très forte croissance économique que connut la grande majorité des pays occidentaux au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, soit de 1945 à 1975. C’est au cœur d’un monde encore écorché, qui se relève progressivement, que s’affrontent visions traditionnelles et désirs de modernité.
Non content d’explorer cette période charnière du 20e siècle, Pierre Lemaître (la trilogie Les enfants du désastre) inscrit également l’action au sein de trois cultures fort différentes, celle du Liban, de l’Indochine (actuel Vietnam, Cambodge et Laos) et de la France. Inutile de préciser qu’en raison des politiques colonialistes de la France, les relations entre les trois états sont empreintes de grandes tensions.
Le grand monde débute en 1948, à Beyrouth, alors qu’une famille entreprend un pèlerinage annuel
imposé par Louis Pelletier, le patriarche, afin de célébrer la réussite de leur entreprise de fabrication de savon. Inutile de dire que l’événement ne suscite l’enthousiasme ni des enfants ni d’Angèle, son épouse. C’est cependant l’occasion de bien placer la personnalité et les enjeux des membres d’une famille qui représente bien les clivages sociétaux déjà en place. Le père souhaite maintenir l’ordre établi et transmettre au fils ainé les rênes de la savonnerie alors que, d’un même souffle, Angèle n’arrive à concevoir sa place qu’en tant que mère et épouse. Les enfants sont cependant sur le point de quitter le nid familial, ce qui la laisse complètement démunie. Jean, de par son statut d’ainé, se voit prédestiné à de grandes choses, mais se révèle un piètre homme d’affaires. Harponné par Geneviève, une épouse arriviste et délicieusement fourbe, il décide de fuir un univers où il se sent piégé et de s’établir à Paris. Les motifs de cet exil volontaire sont cependant troubles puisque, sous son aspect apathique et soumis, semble croupir une violence à fleur de peau et que des crimes sordides émaillent ses déplacements.
François se transporte également à Paris afin d’y faire carrière comme journaliste de renom, mais se retrouve bien vite relégué aux faits divers. C’est cependant l’occasion pour lui de se trouver mêler de près à une enquête entourant le meurtre d’une actrice célébrée. Étienne, de son côté, prend le chemin de l’Indochine, accompagné de son chat, afin de joindre l’Agence des monnaies de Saigon, mais surtout d’y retrouver son amant légionnaire. Arrivé sur place, il constate cependant l’absence de ce dernier, capturé par les forces opposées, et doit composer avec une culture dont il ne maîtrise presque rien.
Finalement, seule femme au milieu de cette fratrie, Hélène cherche à échapper à une société sclérosée où père et mère ne voient en elle que l’épouse d’un futur gendre et rêve donc également de s’établir à Paris. Dans l’intervalle et pour passer le temps, elle batifole avec l’un de ses professeurs, mais sans vraiment y croire. Pierre Lemaître lance ainsi une vaste saga où les jeux sociétaux, les conflits de personnalités, les amours contrariées vont se combiner avec une histoire en plein mouvement dont il se fait plaisir à explorer différents éléments, grands et petits. C’est par exemple le cas d’Étienne dont la vie sentimentale, qui doit demeurer clandestine, se voit bousculée par la découverte d’un scandale financier qui secouera la France de l’époque et sera connu sous le nom « d’affaire des piastres ».
Du côté de Jean et de François, le meurtre d’une actrice se révèle un moyen astucieux de faire pénétrer le lecteur au cœur du milieu artistique ainsi que d’un arc narratif au parfum de polar. Pierre Lemaitre n’hésite ainsi pas à mélanger les genres passant allègrement du drame historique, à l’enquête criminelle, aux passions amoureuses ainsi qu’à la critique sociale. Le récit foisonne de personnages, même secondaires, hauts en couleur et d’intrigues parallèles qui s’entrecroisent au cœur d’une trame historique fascinante.
INFOS | Le grand monde / Pierre Lemaitre. Paris : Calman-Lévy, 2022. 587p.
(Les années glorieuses, vol. 1)