Jeudi, 28 mars 2024
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    Parce qu’on est au 3e millénaire: Ces boites qui n’enferment pas

    Je suis récemment retourné sur les applis de rencontre. J’y ai renoué avec un de mes plus grands désagréments : les profils qui ne mentionnent pas ce que la personne recherche. Mais il y a pire : ceux où la personne prend le temps de préciser (dans sa bio ou en réponse personnelle) « ouvert/disponible à tout ». Je trouve ça pire parce qu’elle a pris de son temps pour ne rien dire (et du nôtre, pour lire quelque chose ne disant rien). Prêchant par l’exemple, je me fais une fierté d’être direct et précis. Mon nom de profil est donc « 1.Chum/2.Sexe ». J’indique même la priorité. Qui dit mieux?


    Je ne dis pas ça pour me vanter (enfin, pas seulement…). Je le dis surtout parce que cette décision illustre une de mes certitudes : on ne classifie jamais trop. Toute pensée est un travail de classification. Pour agir au mieux sur le monde, il faut le comprendre. Pour le comprendre optimalement, il faut le diviser en catégories. Sans ces catégories – ces boites –, bien peu de choses pourraient être faites. Pourrais-je même manger si je n’avais pas, pour commencer, les boites « choses pouvant se manger » et « choses ne pouvant pas se manger »? Et c’est parce que je classifie bien les choses que je mets dans ma bouche des céréales, mais pas des roches. La distinction est arbitraire, mais cette arbitrarité est utile : elle me procure de l’énergie et m’évite de me casser les dents.

    Heureusement, on peut aussi brouiller les limites entre des catégories mutuellement exclusives : même si peu d’entre nous sont cannibales, nous mettons parfois des morceaux d’hommes dans nos bouches. C’est une autre leçon importante à retenir à propos des boites : le fait qu’elles nous soient utiles pour y enfermer les choses, mais qu’elles ne nous enferment pas en elles. Pourquoi? Parce que nous pouvons les démonter et les remonter à volonté selon le contexte. Ainsi un homme se retrouve dans ma boite « que je ne mettrais pas dans ma bouche » quand je cherche à me nourrir, mais quand je recherche du plaisir sexuel, il peut très bien passer à la boite « que je mettrais dans ma bouche »… et probablement ailleurs aussi. Les boites-catégories ne sont des prisons que quand on s’imagine qu’elles sont imposées ou éternelles. À partir du moment où on est conscient qu’on les fait et défait soi-même, on en redevient le maitre.

    La même chose peut et doit être dite des étiquettes sexuelles. De l’acronyme de la diversité sexuelle LGBTQ+, j’acceptais auparavant assez bien de laisser le « Q » avant le « + » en comprenant que certaines personnes aient besoin d’un concept-parapluie. Je l’accepte de moins en moins. Pourquoi? Parce que trop de gens s’y éternisent, même après que la pluie soit passée. Je le trouvais utile comme halte-relais pour mieux se définir et mieux se présenter. Mais alors qu’il tend à devenir une destination finale pour ceux qui refusent de se caractériser, je tends à le refuser de plus en plus.

    Quel problème y a-t-il à se dire « gai » un jour et « bisexuel » dans la suite des choses? Aucun. Si vous pensez que de telles étiquettes trop précises risquent de vous faire rater des occasions auprès des représentant.e.s d’un sexe ou de l’autre, vous pouvez même préciser votre position sur l’échelle de Kinsey (personnellement, si vous pouviez en douter, je suis à 6 [exclusivement homosexuel]). Mais ce n’est pas encore assez précis. Je me suis fait reprendre récemment, et j’ai apprécié la leçon. Je précise donc désormais « homme cis homosexuel monoamoureux polysexuel ». Un peu long pour un nom de profil Grindr… mais très agréable à dire; je le garde donc pour les conversations de vive voix. Dépendant des contextes, j’imagine que je pourrais même ajouter « sapiosexuel », comme d’autres ajouteraient « demisexuel » ou « grissexuel », pour préciser les contextes dans lesquels ils sont particulièrement attirés et stimulés. Ce n’est pas le genre de boite qu’on est obligé d’ouvrir en famille à Noël entre deux boites de cadeaux. Mais sur une appli de rencontre, ou autour d’un souper de date, ça peut avoir sa place, non?

    Je pense que nous perdons plus à refuser de nous caractériser que nous perdons à le faire. Nous avons tant milité pour le droit de nous dire… pour aboutir à défendre le droit de ne pas nous dire? Ce serait, il me semble, à la limite du contresens. Qu’on ne se trompe pas : je suis et resterai toujours le plus grand adepte de la fluidité, du changement, de l’adaptation. Ma devise personnelle n’est pas « Que le mouvement soit! » pour rien. Mais un mouvement est fait de séquences. Une vidéo est faite de photos rapidement enchainées. Si on refuse de travailler à définir chacune de ces images, on en arrive avec une vidéo qui serait l’équivalent de ce que la télévision diffuse sur une chaine non connectée – cette tempête indifférenciée de pixels blancs, gris et noirs – donc l’exacte antithèse des mille couleurs qui font les drapeaux de la diversité sexuelle.

    Les boites conceptuelles nous sont aussi essentielles pour bien interagir socialement qu’elles le sont pour savoir ce qu’on peut manger ou non, boire ou non, faire ou non. Les étiquettes sont aussi pertinentes pour bien se connaitre que pour bien se présenter. Heureusement, les humains étant des animaux créatifs, nous pouvons en inventer à l’infini. Le tout est de ne pas se laisser arrêter par celles que les autres nous accolent… ni par celles qu’on se pose à soi-même. Car, tout autant que le refus des boites, les boites dont on se fait des abris finissent aussi par nous empêcher d’évoluer.

    En résumé : il faut être psychoflexible toujours, et psychorigide jamais. Emboitons, déboitons,
    reboitons : c’est la clé. Pour ne pas se décaler de soi, l’identité personnelle doit être en perpétuel déménagement. Comme disait le bien nommé George Box : « Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles. » Et ceux qu’on a de soi-même ne sont utiles que dans la mesure où ils se moulent le plus finement possible à ses propres mutations.

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