Depuis le temps qu’il en parlait, notre journaliste Denis-Daniel Boullé a finalement passé une partie de son été dans le Sud de la France, principalement pour assister à deux importants festivals, dont celui d’Aix-en-Provence. Il revient dans cet article sur les œuvres qui l’ont marqué, en particulier The Faggots And Their Friends Between Revolutions.
The Faggots And Their Friends Between Revolutions
Rares sont les œuvres qui réussissent la symbiose entre la musique, le texte, le chant et la danse, et le propos défendu. Rares aussi sont les œuvres coup de poing comme The Faggots qui s’inscrivent dans des festivals comme celui d’Aix-en-Provence où sont présentées souvent des grands classiques de l’opéra pour une clientèle d’aficionados. Il serait faux de croire par ailleurs que cette clientèle soit conservatrice et guindée compte tenu des applaudissements soutenus à la fin de la représentation. Comme pour L’Opéra de Quat’Sous, présenté aussi lors de cette édition, The Faggots And Their Friends Between Revolutions pourrait être qualifié d’anti-opéra.
Le livret de The Faggots est tiré d’un ouvrage éponyme écrit en 1977 par Larry Mitchell et Ned Asta, et l’adaptation est signée Ted Huffman sur une musique composée par Philipp Venables. L’œuvre se présente comme un conte, et comme tous les contes, s’adresse, aussi bien à un public adulte que de jeunes. Un conte philosophique, politique et surtout poétique. On nous raconte une histoire en trois parties, celle d’avant le patriarcat, celle où le patriarcat est ébranlé mais toujours en position de pouvoir, enfin, celle à venir à construire pour qu’enfin les faggots, les queers et les femmes s’approprient définitivement le monde débarrassé de leurs oppresseurs. Une utopie, diront certain.e.s mais comme toutes les utopies, elle est porteuse d’espoir.
La scène est vide, les comédien.ne.s, chanteur-euses, danseur-euses, musicien.nes, et ils et elles peuvent l’être tour à tour et parfois simultanément. Installé.e.s dans la pénombre autour de la scène, sont prêts à nous faire vivre une expérience de théâtre total, là où tous les arts de la scène sont convoqués et se fondent les uns aux autres. Pas d’orchestre dans un coin, pas d’arrêt pour une chorégraphie, pas de récitatifs. Et cette abolition des frontières entre une musicienne qui chante, un comédien qui joue d’un instrument sert admirablement le propos sur celles et ceux qui sont exclus de facto, les Faggots, de cet univers patriarcal. Alors impossible de savoir qui est gai, pédé, trans, non-binaire sur scène, voire, femme cisgenre, cela n’a pas d’importance puisqu’on se situe au-delà de ces catégories artificiellement créées, bien sûr pour s’identifier, mais aussi pour se définir en dehors du cadre hétéronormatif. Tout comme il n’y aucun personnage identifiable si ce n’est, et encore, la maîtresse de cérémonie qui se chargera de faire chanter le public. Là encore, on brise les frontières et nous devenons partie prenante de ce qui se passe sur scène.
Enfin, dans ce constat d’où nous venons et où nous allons, les auteurs soulignent les dangers que peut apporter une intégration trop rapide, conscients que le système hétéropatriarcat peut derrière une façade d’ouverture et d’acceptation nous transformer au point de faire disaparaître nos singularités et pire nous recouvrir des habits du pouvoir. Où comment d’anciens esclaves, devenir des bourreaux.
Le tout sous forme d’illustration par des histoires non personnalisées mais percutantes et touchantes. On s’amuse autant qu’on s’émeut dans ce spectacle musical, à la croisée de l’opéra, du cabaret, du music-hall, qui déjoue aussi bien par sa forme que par le fond les codes figés auxquels nous sommes généralement habitués.
Bien évidemment, on aimerait que Faggots And Their Friends… débarque à Montréal, nul doute que le public, les faggots et leurs ami.e.s seraient nombreux à se précipiter. En conclusion, et en reprenant les mots de l’auteur et metteur en scène, Ted Huffman, le mot faggots, est le mot le plus beau qui soit et [est] dit avec amour.
Mais aussi…
Pour celles et ceux qui pensent qu’un festival d’opéras peut se révéler ennuyant pour les non-aficionado.a.s, sachez que pour cette édition 2023, les organisateurs ont choisi des œuvres qui, bien au contraire, ont secoué en leur temps les traditions et suscitées de nombreuses controverses.
On pense à l’adaptation de L’Opéra de Quat’sous, de Bertolt Brecht et Kurt Weill au théâtre de l’Archevêché d’Aix. Joué et chanté en grande partie par la troupe de la Comédie Française, cette œuvre iconoclaste fait la part belle aux exclu.e.s de nos sociétés. La mise en scène de Thomas Ostermeier, qui replace l’œuvre dans le contexte de l’époque évoquée par l’auteur et le compositeur, résonne particulièrement encore aujourd’hui face aux défis de nos sociétés modernes face au toujours plus nombreux laissés pour compte. On plonge alors sans filet dans une société marginale qui a ses propres règles, comme cet homme, Jonathan Jeremiah Peachum, qui est le chef d’une petite entreprise de mendiants, il les recrute, les habille, et prend un bénéfice sur les recettes de la journée. Génialement interprété par Christian Hecq, Peachum décide d’empêcher le mariage de sa fille Polly avec un proxénète, Macheath, non pas pour une question de morale mais parce qu’il pense que ce serait gênant pour son business.
Avec des airs inspirés du jazz ou encore de chansons populaires, Kurt Weill signe une partition qui colle au texte de Bertolt Brecht, dans une nouvelle traduction d’Alexandre Pateau, l’oeuvre n’a pris aucune ride, tout comme la musique dirigée par Maxime Pascal. Par un retournement aussi inespéré qu’improbable, L’Opéra de Quat’Sous se termine par un final où chacun est satisfait. Mais comme il est précisé, ne nous faisons aucune illusion, ces dénouements heureux n’arrivent jamais dans la vraie vie.
Certains ont reproché à Thomas Ostermeier une mise en scène trop « propre » en comparaison avec d’autres de ses créations. On pense bien évidemment à La nuit des rois ou tout ce que voulez de Shakespeare présenté à la Comédie française, il n’en reste pas moins que l’on retrouve l’esprit de Weill et Brecht de présenter une oeuvre accessible à tous et à toutes, et en ce sens Thomas Ostermeier a su respecter les intentions des créateurs.
Autres oeuvres, qui en leur temps ont marqué et échauffé les esprits, les Ballets Russes. Ici place est faite au Igor Stravinski, L’oiseau de feu, Petrouchka, Le sacre du printemps, présentées ensemble. Bien sûr, on connaît Le sacre du printemps, et l’on ne compte plus les chorégraphies qui ont été créées à partir de cette œuvre. On se souvient mois peut-être du scandale provoqué lors de la présentation de ces trois partitions commandées par Serge de Diaghilev qui vient de créer à Paris sa compagnie des Ballets russes en 1907. Il fera danser pour le Sacre du printemps et Petrouchka, son amant Waslav Nijinski. Ce dernier, qui est aussi chorégraphe. est aujourd’hui considéré comme le plus grand danseur de son temps. Serge de Diaghilev est aussi connu pour avoir donné une conception avant-gardiste à la musique et à la danse, marquant ainsi une rupture avec le répertoire classique. Il fait appel par exemple pour les décors à des artistes comme Cocteau ou Picasso, et crée des opéras dont les musiques sont signées par Debussy, Ravel ou Strauss.
Igor Stravinski est un parfait inconnu quand il compose L’oiseau de feu, et son œuvre se caractérise par une forme d’énergie primitive qui sera considérée comme de l’anti-musique par beaucoup de critiques musicaux de l’époque. En l’espace de trois ans, ces trois partitions sont écrites. Mais rarement le tryptique est joué lors d’une même soirée en raison de l’exigence qu’elles demandent aussi bien à l’orchestre qu’à son chef. C’est le défi qu’à relever le jeune chef d’orchestre finlandais Klaus Mäkeläu à la tête de l’Orchestre de Paris dans ce lieu singulier du Stadium de Vitrolles, un énorme bloc de béton au sommet d’une colline pelée à l’écart d’Aix-en-Provence. On pourrait parler de démesure dans la création mais avec une parfaite maîtrise de la composition qui ne sera pas d’emblée comprise à l’époque, d’où le scandale. On ne ressort pas indemne de la musique de Stravinski surtout après ces trois œuvres mythiques qui, même si on les a entendues de nombreuses fois, continuent de nous surprendre, de nous amuser, de nous émouvoir. Et Klaus Mäkeläu et l’Orchestre de Paris ont su puiser et donner à entendre l’essence de cette musique aux accents sauvages et envoûtants.
Le Festival d’Aix-en-Provence se tient chaque année pendant trois semaines en juillet.