Difficile de mettre en scène l’histoire de ce que l’on a qualifié de celle d’un monstre et qui a défrayé la chronique en 2012, en tuant et dépeçant un amant de passage. Comment trouver une porte d’entrée pour en parler sans reprendre tout ce qui a été dit, sans mettre uniquement l’accent sur l’acte barbare, sans réduire non plus le personnage complexe à un simple malade mental ?
Peut-être comme l’a fait, avec Homicide, Pascal Brullemans en replaçant une histoire tragique individuelle dans un contexte plus large, celui de nos sociétés, de notre goût pour la mise en scène de soi-même, notre goût aussi pour la figure du monstre. Sous la mise en scène soignée de Nini Bélanger, Dany Boudreault s’approprie ce personnage et laisse entrevoir toute la complexité de ce monstre, le combat intérieur qui l’habite. Et peut-être, si l’on sait écouter, nous fait sentir qu’il y avait une toute petite part d’humanité dans ce monstre. Un monstre peut-être pas si loin de chacun d’entre nous.
On passe sous silence le nom de ce monstre que tout le monde aura reconnu mais c’est volontaire de la part de la production comme nous le confie Dany Boudreault en entrevue. «D’une part, le père de la victime ne voulait pas que le nom de son fils soit dit, et l’on sait que si l’on avait mis en gros le nom du criminel, il aurait fallu donner le nom de sa victime. D’autre part, on ne voulait pas donner une exposition encore plus grande à celui qui recherchait la célébrité à tout prix. De toute façon, il ne s’agit pas d’un biopic, mais d’un prétexte pour tenter d’approcher ce qui amène quelqu’un a totalement basculé, à commettre l’innommable.
Bien sûr, le dramaturge n’apporte pas de questions mais soulève des questions qui changent notre point de vue sur la figure du monstre. «Il veut exister à tout prix, et son existence pour lui ne peut-être que par la célébrité, la reconnaissance, et tous les moyens sont bons, jusqu’au meutre et la mise en spectacle de ce meurtre», explique Dany Boudreault. On le sait, le jeune homme installé à Montréal tentera de se faire reconnaître comme mannequin, acteur porno, participant de façon éphémère à une téléréalité. Mais sans grand succès, malgré plusieurs chirurgies esthétiques pour correspondre à ce qu’il pense être. À vouloir être un autre que lui-même, et n’ayant pas l’approbation recherchée dans le regard des autres, il finit par croire qu’être adulé ou haï relève de la même démarche. Et c’est par la détestation publique qu’il aura enfin un peu de reconnaissance. Une métaphore se dessine alors de nos comportements actuels, l’individualisme, tout seul, je peux si le je le veux, une reconnaissance insatiable de la part d’un public, aujourd’hui possible grâce aux réseaux sociaux, la croyance en la propre construction et autodétermination de soi-même sans aucune limite, la tendance à être en nous-mêmes en même temps le docteur Frankenstein et sa créature.
La mise en scène de Nini Bélanger joue habilement avec les technologies des applications. Dany Boudreault, seul en scène, ou presque, ne vit qu’à travers les vibrations de son cellulaire, et c’est à travers lui qu’il a des interactions avec les autres humains. L’espace est impersonnel, dépouillé, qui pourrait être une salle d’attente d’aéroport, le salon du personnage, qu’importe, tout se joue ailleurs, avec les projections grand format du visage de Dany Boudreault se livrant à des réflexions sur les raisons de ces choix même les plus aberrants. Soulignons aussi l’excellence de la conception des éclairages signés Cédric Delorme-Bouchard qui participe à nous révéler l’écrin – ou la cage mentale – dans laquelle évolue, seul en scène, Dany Boudreault.
Seul en scène ou presque, puisqu’il est accompagné par celui qui sera la victime expiatoire, Christian Rangel, le contrepoint tragique, qui nous rappelle l’horreur du crime mais sans tomber dans le pathos mais plutôt l’incapacité du personnage principal à entrer réellement en communication avec l’autre, par manque d’empathie, par un hyper narcissisme débridé, peut-être par peur de l’autre et de soi-même.
Dany Boudreault qualifie la pièce comme un monologue polyphonique. «Je fais toutes les voix, comme celle de la mère par exemple, il y donc plusieurs voix différentes même si je suis pour ainsi dire seul en scène, même quand Christian Rangel est présent puisqu’il ne dit rien». La pièce, le texte relève de la haute-voltige pour le comédien puisqu’il n’est pas question de nous faire aimer le personnage, mais de plonger dans sa complexité. Et de nous ramener à la question initiale de la figure du monstre qui nous fascine et nous révulse. Pour le comédien, rompu au travail de la scène, il y a dans ce personnage des résonances, pas seulement pour lui, mais pour nous spectateurs-trices. «À travers le narcissisme exacerbé du personnage, bien sûr il y a des échos avec le métier d’acteurs dont on dit qu’il faut être narcissique pour monter sur scène, une question que tout comédien se pose un moment ou un autre dans sa carrière, mais ce qui me touche le plus, c’est l’extrême solitude du personnage, et cela tout le monde en a fait l’expérience de ce vide intérieur, de ce sentiment de ne pas exister et dans cette logique d’en arriver à l’abolition de l’existence de l’autre. On se retrouve au bord de la falaise, soit on se tue, soit on tue l’autre, sachant que tuer l’autre, c’est aussi se tuer soi-même».
Au sortir la salle subsiste un malaise face à ce que nous venons d’assister. Et en ce sens, Homicide a gagné son pari. Nous inquiéter, nous forcer à nous poser des questions sur nos propres démons, et à se demander qu’est ce qui fait que nous n’atteignons pas ce point de rupture dans nos vies, où se situe le point de bascule. Et si le théâtre est une catharsis, la purgation de nos passions, Homicide en est une très bonne illustration. Si l’on accepte d’être bousculé(e), Homicide est à voir ne serait-ce que par l’exceptionnelle interprétation de Dany Boudreault.