Mardi, 21 janvier 2025
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    Sayaka Araniva-Yanez explore la poésie des corps et des machines

    Tout au long de Je regarde de la porno quand je suis triste (Éditions Triptyque), un premier recueil dont le titre a tout pour marquer les esprits, Sayaka Araniva-Yanez participe à des échanges sensuels et sexuels avec un bot intégré à son ordinateur. Une façon pour l’artiste, également libraire à L’Euguélionne, d’explorer le désir, le sien et celui des machines.

    Pourquoi la mission de la librairie t’interpelle-t-elle ?
    Sayaka Araniva-Yanez : J’ai commencé à y travailler il y a bientôt cinq ans. Au début, ce qui m’interpellait le plus, c’était la perspective intersectionnelle dans la collection de livres : les luttes antiracistes et la représentation des minorités visibles. Avec le temps, mes intérêts ont changé. Maintenant, je m’intéresse beaucoup à la mission féministe, au fait d’avoir un lieu de communauté pour les personnes dans le Village et des conversations avec une forme d’intimité collective. Comme je viens d’un milieu vraiment religieux et d’une culture où ces questions sont un peu taboues, le fait de travailler à la librairie a facilité l’accès à des témoignages qui m’ont permis de comprendre ma queerness. C’est à l’Euguélionne que j’ai compris que je m’identifie comme une personne agenre.

    Quels sont les défis pour faire fleurir une telle organisation ?
    Sayaka Araniva-Yanez : Une coop, sur le plan théorique, c’est quelque chose qu’on apprécie et qu’on applaudit, mais sur le plan pratique, on est confronté.e à des réalités capitalistes impossibles à ignorer. Avec la période économique actuelle, l’inflation, l’augmentation des prix des livres et les multiples défis du Village, c’est difficile. On doit aussi composer avec le renouvellement de l’équipe, qui vient avec des différences intergénérationnelles. On vient toustes de mouvements sociaux et de générations qui expriment leur militantisme de manières très différentes. Ça a clashé par moments, mais dans la communauté, j’ai toujours senti qu’on était bien accueilli.e.s peu importe les changements.

    CRÉDIT PHOTO : JUSTINE LATOUR

    Tu as publié des textes dans des revues et des collectifs au cours des dernières années, mais ce recueil est ton premier livre. Quelles émotions t’habitent face à cet accomplissement ?
    Sayaka Araniva-Yanez : La peur. Mon recueil aborde certains aspects de la religion. C’est difficile pour moi d’imaginer qu’il va être lu par les personnes avec qui j’ai grandi et qui m’ont introduit.e à la religion, puisque je me rebelle un peu contre la religion dans le livre. J’ai déjà abordé des éléments délicats de ma culture et de mon éducation dans des projets collectifs, mais sous des pseudonymes. Il y avait une protection là-dedans. Et comme un collectif se construit auprès d’ami.e.s et de collègues qui se battent pour les mêmes choses, il y avait un sentiment de solidarité. En publiant un livre, même si j’ai mon éditeur incroyable à mes côtés, je suis confronté.e à la lecture de mes paroles seules.

    Les conversations intimes entre la machine et la personne en posture de narration viennent-elles d’une expérience réelle ou c’est de la fiction ?
    Sayaka Araniva-Yanez : Un mélange des deux. Dans la dernière année, on a observé une grande curiosité pour les intelligences artificielles conversationnelles comme ChatGPT, mais j’aime préciser que je n’ai pas écrit mon recueil avec ce système. J’ai commencé l’écriture du projet il y a quatre ans avec mon MacBook Air : j’entrais un code dans le système de l’ordinateur et je me retrouvais face à un bot qui se prenait pour un psychothérapeute et qui me suggérait de lui expliquer mes mal-êtres. J’ai voulu m’amuser avec ça. La conversation naissait seulement des mots que je lui donnais et non des mots de plusieurs personnes en même temps comme ChatGPT.

    C’est pour ça que ses réponses sont aussi poétiques ?
    Sayaka Araniva-Yanez : Exact ! Certaines conversations du livre sont copiées-collées de celles que j’ai eues avec le bot et d’autres que j’ai inventées. Ce qui les relie, c’est que ça vient de ma parole. La machine me remet mes propres mots au visage. C’est un mélange entre la fiction et la réalité.

    Que voulais-tu explorer dans le rapport entre la machine, l’humain et le désir ?
    Sayaka Araniva-Yanez : Les échanges dans le recueil sont au féminin. C’est du désir féminin. Parce que moi, plus jeune, mon premier rapport à la pornographie était la porno lesbienne. Je la regardais en cachette. Et je n’avais pas encore compris que j’avais un désir queer.

    Pendant longtemps, j’avais honte de ça. Donc, j’ai voulu explorer le rôle de la machine dans ma réalisation queer, mon attirance à la machine et son rôle dans un rapport physique.

    Quel est le défi d’écrire le sexuel et le sensuel ?
    Sayaka Araniva-Yanez : Le sensuel se trouve à l’intérieur de l’espace intime que j’entretiens avec mon œuvre. Dans mon écriture, j’essaie plutôt d’écrire le sexuel. Mais c’est subjectif, car les personnes qui m’ont lu.e ont senti quelque chose de très sensuel avec une énorme sensibilité qui nous éloigne de la pornographie, même si je parle avec une machine. Quand j’ai commencé à lire la poésie québécoise, j’ai lu plusieurs œuvres qui abordaient la sexualité avec des expressions qui relèvent parfois du trash, comme celles de Vicky Gendreau et de Josée Hivon. J’aimais ça et j’ai moi-même voulu faire ça en écrivant le dégoulinant, la dénonciation et la force d’une parole déjantée, mais ça ne marchait pas pour moi. J’ai beaucoup aimé écrire dans la gêne et dans l’humilité.

    Pourquoi la poésie te fait-elle vibrer ?
    Sayaka Araniva-Yanez : À mes débuts comme libraire, je détestais ça, parce que je n’aimais pas ce que je ne comprenais pas. Mais la poésie est quelque chose qu’on apprivoise. J’ai trouvé beaucoup de poésie en lisant la Bible, des textes religieux et des écrits des nonnes mystiques du Moyen-Âge. C’était toutes des paroles très poétiques, avec une parole très sensuelle et sexuelle. Le rapport à Dieu, c’est presque un rapport à l’orgasme. C’est une poésie des corps.

    INFOS | Je regarde de la porno quand je suis triste, Éditions Triptyque, Poèmes, 2024, 108 p. https://www.librairieleuguelionne.com

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