La mère de Michelle Lapierre-Dallaire est la première femme de qui elle est tombée amoureuse. C’est aussi une femme qui a fait d’elle, alors enfant et adolescente, une coéquipière sexuelle auprès de ses amants. Si l’autrice a fait une entrée fracassante dans le milieu littéraire, en 2021, avec son premier livre Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok, elle propose une deuxième œuvre, Je vous demande de fermer les yeux et d’imaginer un endroit calme, dont la qualité littéraire a franchi de nouvelles frontières, tout comme le trouble que ses mots peuvent provoquer.
Tu ouvres tes failles et tu les explores. Certaines personnes limiteraient leur exploration à leur psy et à elles-mêmes. Pourquoi partager le tout avec ton lectorat ?
Michelle Lapierre-Dallaire : Ce que j’écris, ça semble hyper intime, mais le plus intime de mon vécu, je ne l’écris pas. En écrivant mon premier livre, j’y allais à tâtons pour voir ce que je pouvais dire et ce que les gens voudraient lire. Je me rends compte qu’il y a des sujets que les journalistes ne vont jamais aborder avec moi. Il y a vraiment des tabous dont on ne discute pas.
Peut-être qu’on peut le lire, mais qu’on évite de t’en parler pour ne pas te remettre le nez dedans.
Michelle Lapierre-Dallaire : Je comprends, mais je n’ai pas besoin d’un journaliste pour y repenser tous les jours et toutes les minutes. Dans le processus de reprise de pouvoir d’une personne victime de ce genre de choses, il faut respecter sa capacité à agir sur elle-même et sur son environnement, aborder les sujets de front et la laisser nommer ce qui est trop ou non. Parce que d’éviter certains sujets, ça augmente le sentiment d’être quelque chose dont le monde ne veut pas parler.
Tu évoques le rôle de soutien que tu jouais dans un porno lesbien incestueux. Tu expliques aussi que c’était quasi impossible de parler avec ta mère de ses errances et de ses incohérences. N’empêche, as-tu déjà discuté de ces expériences avec elle ?
Michelle Lapierre-Dallaire : C’est la première fois qu’on me pose la question… Oui, j’en ai déjà parlé avec elle. Ses réponses étaient celles de quelqu’un qui avait vécu les mêmes violences et qui n’avaient pas eu le privilège et l’espace pour les analyser. Elle disait que si elle l’avait vécu, j’étais capable de le vivre, et que si elle le méritait, je le méritais aussi. C’était un retour pas du tout réconfortant, mais ça me faisait voir l’envers de la médaille. Très longtemps, je pensais qu’elle était la méchante de l’histoire. En vieillissant, j’ai compris que tout n’était pas noir et blanc. J’ai vu tout ce qu’elle endurait par en arrière pour me protéger, avec ce qu’elle avait comme outils.
Votre dynamique est passée de coéquipières auprès de ses amants à compétitrices. À quoi cela ressemblait-il ?
Michelle Lapierre-Dallaire : J’ai des souvenirs clairs de ma mère qui m’en veut parce que j’ai obtenu une attention qu’elle n’avait pas ou dont elle avait été privée à certains moments. Durant mes premières années d’adolescence, elle me passait des commentaires de filles jalouses qu’on entendait au secondaire : sur mon apparence, sur le fait que les gars qu’elle ramenait à la maison me trouvaient cute ou qu’elle se sentait menacée dans sa capacité de séduction.
Tu écris qu’elle est la première femme dont tu es tombée amoureuse. Est-ce un complexe d’Œdipe queer ?
Michelle Lapierre-Dallaire : Complètement. Je n’ai pas été capable d’être lesbienne ou queer ou libre dans ma sexualité [avant d’avoir] verbalisé le fait que j’avais été amoureuse de ma mère. J’étais fusionnelle avec elle, comme un petit garçon peut l’être avec la sienne. On en parle peu, mais le complexe d’Œdipe existe chez les queers. Je tiens quand même à préciser que j’ai vécu de l’inceste psychologique, mais je n’ai pas l’impression qu’il y a eu des abus physiques de ma mère. Cela dit, au fur et à mesure que j’écris ce que j’ai vécu, peu après, je fais des rêves et je revois des scènes. L’écriture réveille des affaires.
Tu abordes aussi la sexualité imaginaire que tu faisais vivre à tes Barbies, ton admiration pour ta meilleure amie et l’exploration de ta sexualité. À quel point le livre te permet-il de disséquer ta queerness ?
Michelle Lapierre-Dallaire : En dressant le portrait de ma mère, je ne pouvais pas faire autrement que d’explorer la queerness, parce que c’est intrinsèquement lié. Je ne pouvais pas parler d’elle sans parler de mon désir pour elle. Je viens d’elle et, en quelque sorte, elle a changé en ma présence. On s’est nourri mutuellement dans toutes ces affaires-là.
C’est aussi une époque durant laquelle l’automutilation est entrée dans ta vie. Des gestes que tu décris comme souffrants et apaisants. Un peu comme ta vision de ta jeunesse en général.
Michelle Lapierre-Dallaire : C’est comme ça que je vis ma relation avec ma mère, mon rapport à mon corps, ma sexualité et l’écriture. Pour moi, écrire, ça fait mal. La beauté de l’écriture, c’est quand je me relis sans penser que c’est moi qui ai créé le texte. Je suis fascinée par cette dissociation.
À la fin février, nous avons participé à une table ronde sur la littérature queer au Salon du livre de l’Outaouais. Tu disais être encore une baby queer. Où en es-tu dans ton rapport à la queerness ?
Michelle Lapierre-Dallaire : C’est rushant, parce qu’au moment où je découvrais ça et que je m’affirmais là-dedans, j’ai acheté une maison dans la place où il y a le moins de personnes queers de l’histoire de l’humanité. Je suis dans la grosse forêt. Les seules personnes qui s’y trouvent sont des dudes qui aiment faire du motocross et qui pensent que les filles, une fois qu’elles leur ont fait une fellation dans la journée, elles ont le droit de ne pas leur faire à souper. On n’est vraiment pas dans un environnement gay friendly. Je me suis rendu la tâche un peu difficile pour explorer ça.
INFOS | Je vous demande de fermer les yeux et d’imaginer un endroit calme / Michelle Lapierre-Dallaire. La Mèche, 2024, 212 p.