Plus d’une décennie à interviewer des personnes queers de tous les horizons, ça en fait des souvenirs à déterrer ! À l’occasion du 40e anniversaire du Fugues, je vous invite dans les coulisses de mon travail de journaliste, afin de découvrir le meilleur et le pire des dix dernières années.
Ma plus grande fierté en tant que journaliste, c’est quand les personnes que j’interviewe affirment que je pose des questions que les autres médias ne posent pas, qu’elles sentent que je ne les juge pas et que je les accueille dans toutes leurs complexités. Non seulement ça permet au journaliste indépendant que je suis de se démarquer dans un domaine ultra compétitif où les piges sont peu nombreuses, mais, par-dessous tout, ça me rassure sur ma capacité à vous offrir du contenu différent, parfois exclusif, souvent plus nuancé.
Comme je suis un homosexuel avec des ami.e.s lesbiennes, bis, trans et non binaires, dont j’aime comprendre les enjeux, j’ose croire que cela m’aide à éviter les clichés que plusieurs journalistes continuent de véhiculer. Et que cette compréhension de l’intérieur des communautés queers me permet d’approfondir la discussion.
Travailler autrement
Ce désir d’originalité, de respect et de profondeur s’est développé avec le temps. J’ai commencé à pratiquer le journalisme à temps plein en août 2012. Quinze mois plus tard, je cognais à la porte du Fugues, puisque j’avais un grand intérêt pour les sujets LGBTQ+.
Mes entrevues ne sont pas militantes, puisque je laisse toute la place aux interwiewé.e.s pour exprimer leur vision du monde. Cependant, le fait de mettre en lumière les queers, de leur donner une tribune et de les faire rayonner est une de mes missions journalistiques. Si plusieurs collègues se consacrent au journalisme d’enquête, au journalisme scientifique ou au journalisme politique, je tiens pour ma part à faire entendre les voix LGBTQ+ le plus possible.
Des débuts qui donnent chaud
Tout a commencé en septembre 2013 dans la sueur et l’émerveillement. Mon premier sujet : David Testo, l’ancien joueur de l’Impact de Montréal dont le coming out avait fait les manchettes du monde entier environ trois ans plus tôt. Comme il avait changé de carrière en devenant professeur de yoga, j’avais eu l’idée de suivre une classe pour le voir en action, même si le yoga chaud est pour moi une pratique aussi agréable que l’idée de me faire écraser le pénis par une enclume. Après avoir survécu à 75 minutes de déshydratation en mouvements, j’ai discuté avec l’ex-athlète en gardant toute ma concentration même si, je dois l’admettre, sa beauté me faisait claquer les rotules.
S’ouvrir sur le monde
J’ai eu le sentiment d’ouvrir mon esprit et ceux des adeptes du Fugues grâce à la série mensuelle sur l’état de la queerness dans les pays étrangers. Pendant plus de deux ans, dans chaque numéro j’interviewais un homosexuel, une lesbienne, un.e bisexuel.le ou une personne queer pour faire un survol des droits LGBTQ+ dans leur pays, pour aborder le rapport du reste de la population aux personnes queers et la possibilité de vivre sa différence ouvertement. Du Japon au Liban, en passant par la Nouvelle-Zélande, le Cameroun, l’Islande, le Pérou, l’Afrique du Sud, le Vietnam et tant d’autres nations, je sentais que je faisais œuvre utile.
Les efforts pour y arriver étaient parfois immenses. Malgré mes contacts dans certains pays, le défi de trouver des queers dans plus de 25 nations était énorme. Et j’avais souvent pour seul moyen de communication un courriel auquel iels décidaient parfois de ne plus répondre. Le stress que je ressentais en voyant approcher une date de tombée était parfois énorme, mais ça valait toute l’angoisse du monde.
Accès aux icônes
Être journaliste pour le Fugues me donne également la chance de rencontrer des icônes. Imaginez le privilège de discuter pendant 30 à 45 minutes avec Clémence Desrochers, Ariane Moffatt, Michèle Richard (qui allait donner un spectacle à la Fête Arc-en-ciel cette année-là), Katherine Levac, Jean-Michel Blais et Alexandra Stréliski dont j’admire le travail depuis des années.
Journaliste ou fan de Drag Race ?
Parfois, mon travail devient le prolongement de mes loisirs. En tant qu’amoureux fini de Drag Race, j’ai regardé les franchises de presque tous les pays, je ne manque pas une nouvelle saison et je ne fais pas encore partie de celleux qui se lassent de l’émission. Ai-je besoin de vous dire que je me suis senti choyé durant mon tête-à-tête avec Nicky Doll, en découvrant que l’animatrice de Drag Race France était généreuse, humble et brillante ? Que j’ai adoré découvrir le parcours et la créativité de la première gagnante belge Drag Couenne ? Que je n’arrivais pas à croire que je rigolais avec Icesis Couture, la deuxième reine de Canada’s Drag Race ? Et que dire de mes entrevues avec Gisèle Lullaby, débordante de spontanéité, de répartie, de gentillesse et de franchise ? À ce jour, elle figure dans la liste de mes cinq entrevues préférées en carrière.
Chouchous
Parmi mes autres coups de cœur, je dois nommer la récente discussion avec Sasha Baga, qui s’est confiée à moi avec un abandon émouvant ; le jour où j’ai interviewé l’ex-politicien Sylvain Gaudreault, 13 ans après qu’il m’ait enseigné le journalisme ; mon entrevue avec un homosexuel républicain qui m’expliquait pourquoi il adhérait à ce parti un an avant l’élection de Donald Trump ; les dizaines d’entrevues avec les écrivain.e.s queers que je mets en lumière ; mes jasettes avec les participant.e.s queers de Star Académie, Si on s’aimait, La Voix et L’amour est dans le pré, dont les articles sont toujours très populaires.
Sans oublier mes nombreuses entrevues avec le patineur Eric Radford, premier athlète ouvertement gai de l’histoire à remporter une médaille d’or olympique aux Jeux d’hiver. Non seulement le passionné d’olympisme que je suis a toujours aimé avoir accès aux athlètes de haut niveau, mais il se passait toujours quelque chose entre nous : l’impression de parler le même langage, de se comprendre mutuellement et de voir naître une complicité indéniable. Après sa retraite de la compétition, nous sommes tout simplement devenus amis.
Souvenirs amers
Parmi les centaines de personnes à qui j’ai parlé dans le cadre de mon travail pour Fugues, seules trois ravivent des souvenirs négatifs. D’abord, mon entrevue virtuelle avec le fondateur de Grindr, Joel Simkhai : en plus de son incapacité à assumer que la célèbre application soit devenue un terreau fertile pour le racisme, la grossophobie, le sexisme, la transphobie et la queerphobie intériorisée, il était accompagné lors de la discussion par des collègues qui intervenaient dès qu’une question difficile était posée. Soupir.
Je me rappelle aussi le lutteur américain queer Sonny Kiss. Je voulais savoir si ses collègues lutteurs — qui correspondent à tous les clichés de la masculinité toxique en apparence — l’avaient accueilli avec ouverture ou préjugés, mais il me répondait comme si mes questions étaient connes et me jugeait sans aucune gêne.
Finalement, parlons de Brooke Lynn Hytes, que j’avais suivie avec tellement d’intérêt lors de sa participation à RuPaul’s Drag Race aux États-Unis. Peu avant sa venue à Fierté Montréal, on m’avait demandé de l’interviewer. Son relationniste prétendait qu’elle n’avait pas 15 minutes pour discuter au téléphone, il m’avait obligé à faire l’entrevue par courriels et la célèbre drag queen (ou un.e employé.e) m’avait renvoyé des réponses banales de quelques mots seulement. J’avais dû broder autour de ses maigres citations — sans jamais rien inventer — pour livrer un article un tant soit peu potable. Ironie de la chose : mon patron m’a dit que ce texte avait été l’un des plus lus de l’année !
Vous comprendrez que mon travail de journaliste pour le magazine Fugues m’en a fait voir de toutes les couleurs, mais que 99 % d’entre elles sont scintillantes. D’ailleurs, je constate avec joie que mon boulot me fait toujours autant vibrer après plus d’une décennie. Je crois bien que vous pourrez me lire dans ces pages encore longtemps !