On connaît le travail d’Olivier Kemeid qui n’hésite pas à s’attaquer aux grands mythes fondateurs de nos relations, qu’elles soient politiques avec Five Kings, librement inspiré du cycle des rois de Shakespeare. Avec La vengeance et l’oubli, il se tourne de nouveau vers le dramaturge anglais pour présenter sa version de Hamlet, La vengeance et l’oubli. Si la trame de fond reste la même, un jeune homme qui se demande si son père n’a pas été assassiné, et si oui par qui, Olivier Kemeid s’intéresse bien évidemment au lien du fils avec le père mais aussi avec la mère, un lien qui ne cesse de nous hanter. Il se ressert, il se distance, mais il ne peut être rompu si ce n’est peut-être que par l’oubli.
Fugues : Pourquoi ne pas mettre en scène directement le Hamlet de Shakespeare ?
Olivier Kemeid : Pour moi, l’écriture et la mise en scène sont intimement liées, j’ai besoin de transformer, de réécrire, une forme d’appropriation, le terme est toujours connoté péjorativement, mais dans ce cas-là, Shakespeare est mort, je peux donc me le permettre (rires NDLR) de manière beaucoup plus personnelle. Je n’ai même pas eu l’idée de monter Hamlet tel quel mais plutôt de me promener dans la forêt shakespearienne comme je l’avais fait avec Five Kings, sur les rois shakespeariens. J’avais envie de me servir de ce terreau-là pour développer une écriture et une mise en scène personnelle.
F: Qu’est-ce que le personnage d’Hamlet vous a inspiré dans cette adaptation libre ?
OK : L’inspiration est double. D’une part, j’avais lu un livre que m’avait offert Wajdi Mouawad en 2001, qui s’appelle Enquête sur Hamlet de Pierre Bayard. L’auteur s’est demandé qui avait réellement tué le père de Hamlet. On connaît la réponse officielle, l’oncle de Hamlet, Claudius, qui deviendra Roi. Pierre Bayard n’est pas convaincu de cette thèse et il se met à creuser d’autres hypothèses de manière sérieuse mais aussi avec beaucoup d’humour. Cela m’avait fasciné. D’autre part, de manière plus personnelle, j’ai travaillé dans la plupart de mes oeuvres sur la relation père-fils, et cela s’imposait avec Hamlet, une manière de creuser encore ce sillon même si parfois je me disais que je n’allais pas encore écrire une pièce sur la relation père-fils, mais en choisissant Hamlet, c’était inévitable (rires NDLR).
F. La relation père-fils est un sujet inépuisable.
OK. Le sujet est inépuisable parce que c’est aussi une question de quête identitaire, une question existentielle, mais aussi de façon paradoxale, l’absence du père fait apparaître au premier plan, la mère. Et peut-être que dans La vengeance et l’oubli, c’est plus la relation mère-fils qui ressort. Naïvement, je ne m’attendais pas à ce que cela prenne autant d’importance et au cours de l’écriture je me suis rendu compte que j’écrivais une pièce sur la mère en fait. Elle est plus importante que la mère de Hamlet, dans la pièce de Shakespeare, même si le personnage a un rôle fondamental.
F. On sait aussi que le personnage de Hamlet n’a eu de cesse de questionner les psychanalystes, qui ont multiplié les interprétations, à commencer par Freud lui-même.
OK : Tout-à-fait. Ces interprétations m’ont nourri. Je ne rejette aucune de ces facettes, mais ce que j’aime dans le théâtre, c’est de proposer des œuvres trouées pour que les spectateurs et les spectatrices puissent mettre leurs propres doigts dans les trous, dans les orifices pour saisir la chose.(rires, NDLR). Quand les œuvres sont trop pleines, trop denses, au point que l’on ne puisse pas y mettre les doigts, on glisse comme sur un mur trop lisse et l’on ne parvient pas à escalader. J’aime les aspérités. Il y a quelque chose d’un peu trouble dans le Hamlet de Shakespeare, dans l’accusation du fils contre sa mère parce qu’elle convole avec un nouvel homme, une zone trouble que je trouve passionnante. Mais j’essaie aussi, nourri par l’enquête de Pierre Bayard, de ne pas réduire la pièce à une lecture psychanalytique, c’est une couche de plus d’interprétation qui vient s’ajouter aux autres. Entre la question de pouvoir. Dans la pièce de Shakespeare, c’est un roi qui a été assassiné, ce n’est pas le cas dans la Vengeance et l’oubli. Il s’agit simplement d’un père, mais qui est pour moi le symbole aussi du patriarcat et donc d’un pouvoir. Quel est ce pouvoir, et bien sûr, pour le fils, qui tôt ou tard, se retrouvera dans une position semblable et se posera la question du pouvoir. Et là on touche à la question de l’héritage, de la transmission, de ce que nous a légué le père, de façon plus ou moins consciente, et de ce que, à notre tour, nous léguons. On peut décider d’accepter ce legs, on peut au contraire s’en soustraire, mais nous nous débattons toujours avec la question du pouvoir. Dans La vengeance et l’oubli, le personnage principal est un jeune homme qui est plus ou moins consciemment aux prises avec ces questions.
F. L’oubli pourrait être une solution parmi d’autres pour répondre au questionnement ?
OK. Un écrivain, je ne sais plus lequel, disait que «la forme de vengeance la plus cruelle était l’oubli». Je trouve cette affirmation belle, et bien sûr violente. Les chemins de la mémoire sont curieux, ce qui reflue à la surface, ce qu’on décide d’oublier, ce que notre corps refoule aussi pour des questions de survie, les deuils que l’on doit faire aussi. Je l’ai vécu pendant l’écriture puisque mon père est mort et bien évidemment cela a eu un impact déflagrateur sur la pièce. Ce qui était théorique, est devenu d’un seul coup concret sur le plan émotionnel. Avec le décès d’un proche et notamment avec le décès du père pour moi, il y a un ordre qui s’effondre, tout le travail de la mémoire est activé avec des souvenirs qui réapparaissent, d’autres qui s’effacent. Encore une fois, il faut nuancer, on a tendance à voir l’oubli comme quelque chose de très négatif qui peut entraîner des traumatismes, mais l’oubli est nécessaire, il faut faire de la place dans le disque dur qu’est le cerveau. Les médecins qui travaillent auprès des personnes traumatisées de guerre ou d’agressions tentent d’injecter un peu d’oubli, car ces personnes sont hypermnésiques et n’arrivent pas à diminuer l’intensité ou la fréquence de l’apparition des souvenirs. Et même, pour nous, sans l’oubli, on devient fou. On efface sans en avoir conscience pour continuer. Je dis cela tout en mesurant mes propos parce qu’aujourd’hui, on nous dit qu’il n’y a plus d’histoire, plus de transmissions, alors je le dis avec beaucoup de nuances parce que je suis passionné par l’Histoire, donc je ne suis pas un apôtre de l’oubli. Mais il y a aussi des aspects positifs de cette espèce de nettoyage nécessaire pour avancer.
INFOS: La vengeance et l’oubli au Théâtre de Quat’Sous, jusqu’au 11 mai 2024. Un texte de et une mise en scène d’Olivier Kemeid. Une création du théâtre de Quat’sous et de Trois Tristes Tigres.
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