Lorsque cette exposition massive et extrêmement importante a lieu, aux deux ans, elle attire plus d’attention que n’importe quel autre événement artistique dans le monde. Pas surprenant quand on s’arrête au fait que plus de 330 artistes y exposent leurs œuvres. La 60e biennale est organisée par le brésilien gai Adriano Pedrosa, et son thème, Stranieri Ovunque – Foreigners Everywhere, fait une grande place aux artistes LGBTQ+.
Pour Adriano Pedrosa, l’expression Foreigners Everywhere crée un cadre d’inclusion d’un type qui ne se limite pas à l’appartenance à un groupe national ou ethnique. Ici, «étranger» désigne toute forme d’altérité qui peut créer des frontières et des frictions entre des groupes de personnes : l’artiste queer, qui a évolué au sein de sexualités et de genres différents, étant souvent persécutés ou interdits ; l’artiste outsider, qui se situe en marge du monde de l’art, tout comme l’autodidacte et l’artiste dit populaire ; ainsi que l’artiste autochtone, souvent traité comme un étranger sur son propre territoire.
Différente des autres Biennales que j’ai vues par le passé, celle-ci propose une réflexion extrêmement
fascinante sur l’art contemporain mondial, qui exprime à parts égales les élans de plaisir et d’inquiétude exprimés par les artistes. Il s’agit, entre autres, d’une plongée spectaculaire de l’art queer mondial dont j’ignorais le nom de la plupart des artistes.
La sélection de Jeffrey Gibson pour représenter les États-Unis à la 60e Biennale de Venise marque la première présentation solo d’un artiste autochtone et queer au pavillon des États-Unis. Une explosion de couleurs, de motifs et de textes audacieux combinant les histoires américaines, autochtones et queer avec des références aux sous-cultures populaires et aux traditions littéraires et artistiques. Membre de la bande des Indiens Choctaw du Mississippi et d’origine Cherokee, Gibson déploie ces myriades d’influences comme une forme de résistance.



Sa pratique déconstruit la manière dont les notions de goût, d’authenticité et les stéréotypes persistants des peuples autochtones sont utilisés pour délégitimer les expressions culturelles qui existent en dehors du courant dominant. Les spectaculaires tableaux de Louis Fratino dans les Giardini m’étaient inconnus, mais dans leur tendre exploration de l’intimité et la vie domestique des hommes homosexuels, ils constituent pour moi un moment fort de l’expo. Fratino juxtapose l’image de la famille en contraste avec l’imagerie homoérotique viscérale afin de compliquer visuellement les tensions entre les deux. Ces toiles sont exposées à côté d’une œuvre du regretté artiste indien Bhupen Khakhar (Fishermen in Goa, 1985), également connu pour son exploration de la vie homosexuelle. La représentation par Khakhar de trois hommes pêchant sur un voilier, montre une approche étonnamment similaire de la couleur et des formes à celle de Fratino, bien qu’elle ait été réalisée des décennies plus tôt. Dans l’Arsenale, les peintures de Salman Toor capturent les vicissitudes de l’existence queer, avec leur lumière extraordinaire, leur touche évocatrice et leurs clins d’œil à l’art du passé — est-ce Goya? Fragonard ? Watteau ?
Une autre découverte est Kang Seung Lee, l’artiste né à Séoul et basé à Los Angeles qui rend un hommage élégiaque et exquis à des personnalités culturelles décédées des suites de maladies liées au sida. Il échantillonne par exemple les lettres façonnées à la main que Martin Wong utilisait dans ses peintures pour son propre texte. Ils forgent les titres de Lee’s Lazarus, une vidéo située dans les petits entrepôts voûtés tout au fond du complexe Giardini, qui fusionne un texte de Your Denim Shirt — une vidéo d’un artiste latino, Samuel Rodriguez — et le mouvement du chorégraphe singapourien Goh Choo San, que les danseurs interprètent avec une version d’une sculpture formée de deux chemises jointes (très queer) de l’artiste brésilien José Leonilson. C’est à couper le souffle. Les assemblages de Lee dans les Giardini, sur les mêmes thèmes, réalisés avec du parchemin, du crayon, des broderies d’or entre autres, sont tout aussi riches. Dans les Giardini, les récentes photographies en noir et blanc de Dean Sameshima des cinémas porno gai de Berlin côtoient des clichés monochromes secrètement pris par Miguel Ángel Rojas d’un cinéma de Bogotá qui servait de lieu de drague gai dans les années 1970.

L’artiste transsexuelle brésilienne Manauara Clandestina présente quant à elle sa vidéo Migranta, qui raconte l’histoire de migration de sa famille. Adriano Pedrosa a utilisé cette exposition influente pour donner une plateforme sérieuse à des artistes extérieurs aux courants dominants, principalement ceux qui documentent les symboles, les traditions et le patrimoine sous-représentés, plutôt que l’intériorité spécifique d’un individu. Foreigners Everywhere est un spectacle de polarités : l’intimité et la tendresse de la communauté, de la famille, de l’amour et du sexe ; la violence des histoires coloniales, l’extraction, les politiques migratoires dans les pays riches, l’homophobie et le racisme, et la guerre. C’est la tension vitale au cœur d’une Biennale profondément stimulante.
INFOS | La Biennale de Venise 2024 — Foreigners Everywhere, se déroule jusqu’au 24
novembre à L’Arsenale, dans les Giardini, ainsi que dans plusieurs lieux partout dans la ville. https://www.labiennale.org