Le Comité de sages sur l’identité de genre, mis sur pied en décembre 2023, a été chargé de conseiller le gouvernement du Québec sur les questions liées à l’identité de genre. Publié le 30 mai dernier, leur rapport a suscité de vives réactions de la part des organismes communautaires et chercheur·es spéclialisé·es dans le domaine. Nous avons rassemblé pour vous certaines de leurs réponses. Voici la réaction de Michel Dorais, sociologue spécialiste du genre et des sexualités, professeur émérite de l’Université Laval.
Je partage ici ma critique du rapport du comité des sages. Je le fais à titre d’intervenant social, enseignant universitaire et chercheur dans ce domaine depuis plus de 45 ans. Cette expertise me donne une responsabilité.
Ayant déjà contribué à des exercices similaires (comités experts ou conseils), je sais la tâche immense et possiblement ingrate des trois membres du comité. Leur responsabilité était grande et les attentes élevées. De plus, le comité partait avec un important handicap : aucun expert des questions abordées ni aucune personne des communautés concernées n’en faisait partie. Il eut été souhaitable qu’il s’entoure de professionnel.le.s de recherche connaissant bien le sujet – il n’en manque pas au Québec.
Une enquête sur la sécurité des ponts et chaussée inclurait certainement au moins un.e ingénieur.e, fut-ce à titre de consultant.e. La méfiance constatée face aux milieux académiques et de recherche ayant développé une solide expertise dans le domaine et face aux savoirs d’expérience des communautés concernées est problématique. On les a certes consultés, mais au même titre que tout un chacun. Comme on le verra, il semble hélas qu’on n’ait pas retenu grand-chose de leur consultation.
Ajoutons au contexte de ma réaction que j’ai été le témoin expert pour la première cause de discrimination pour transidentité, en 1998, devant le Tribunal des droits de la personne du Québec. Le respect des droits me tient beaucoup à cœur, ce qui ne déqualifie certainement pas sur le plan professionnel ou scientifique.
Je suis triste d’avoir à le dire, deux de ses cosignataires étant des collègues de l’UL, le rapport du comité des sages est fort décevant : manque de rigueur, définitions boiteuses, biais idéologiques. Il y a parti pris en faveur du mouvement anti-trans, à qui large place est faite, sans jamais le nommer, et surtout effacement des mémoires et des recherches qui allaient dans le sens contraire. En somme, le rapport fait preuve d’une étonnante et désolante partialité.
Examinons de plus près le manque de rigueur méthodologique et scientifique. Tout est mis sur un même pied dans ce rapport, les préjugés infondés et la mésinformation, voire la désinformation, y occupent large place, sans avertissement, recul, ni sens critique. Sont présentés comme des évidences indiscutables des définitions bancales et des affirmations problématiques, qui ne font pas consensus parmi la communauté scientifique.
Par exemple, définir le sexe comme étant biologique, et uniquement cela, va à l’encontre de standards canadiens et internationaux actuels. Le sexe d’une personne peut être défini d’au moins 3 façons : le sexe assigné ou constaté à la naissance, le sexe anatomique à un moment x de son existence, enfin le sexe d’appartenance, qui peut ne pas correspondre aux précédents. Passer sous silence le caractère multidimensionnel du sexe est une erreur significative, qui entache tout le reste. Cela fait impasse sur le fait qu’il y a non seulement diversité mais aussi possible fluidité à la fois dans le sexe ET dans le genre (qui est notamment, mais pas que, la façon d’exprimer son identité, par exemple féminine, masculine, non-binaire, neutre, androgyne, etc.
Le comité a beau écrire qu’il ne faut pas confondre genre et sexe, il ne comprend pas tous les sens
e ce dernier mot; pire encore, il endosse la définition très étroite qu’en donne le mouvement anti-trans. Mon mémoire et son annexe, envoyée peu après (150 pages au total, couvrant presque tous les aspects sur lesquels le comité se penchait) insistaient sur les nuances nécessaires à faire et les pièges à éviter. Je n’en trouve nulle trace dans le rapport, le comité ayant mis de côté la documentation que je lui ai fait parvenir (dont le contenu de mon essai scientifique sur les identités de genre, alors à paraître, abondamment documenté, faisant la synthèse de mes cours).
En optant pour une définition du sexe prônant le binarisme le plus strict et, plus souvent qu’autrement, l’exclusion des personnes trans, non-binaires et intersexes ou intersexuées, le comité pose un geste militant. Était-ce son rôle ? Le rapport se permet même de rejeter explicitement des documents et statistiques de l’ONU (en page 18 du rapport), rédigés par les meilleurs spécialistes au monde en ce qui concerne la diversité sexuelle, terme que rejette le comité, c’est à souligner. Il affirme, ex cathedra, que seul le genre peut être diversifié ou fluide puisque, selon certaines personnes, non identifiées dans le rapport mais à qui une grande importance est accordée, qu’il n’y a que deux sexes et que l’intersexuation serait une anomalie de la nature (quoi qu’en disent plusieurs organismes internationaux).
En adoptant une définition incomplète et exclusivement binaire du sexe, le comité démarre sur une mauvaise voie. Nier, comme il le fait, que des personnes trans, non-binaires ou intersexuées peuvent avoir été identifiées à un sexe alors que leur sentiment profond d’appartenance ne concorde pas avec cette assignation, c’est effacer leur existence. Les personnes transidentitaires, non-binaires ou intersexuées peuvent en effet vivre une dissonance quant au sexe qui leur a été assigné ET/OU quant au genre qui leur est socialement attribué, souvent à tort, en raison de ce sexe. Les deux possibilités existent, et se rencontrent fréquemment. Le comité refuse de le reconnaître, affirmant d’emblée que seul le genre peut varier et que, je cite : «force est d’admettre que le sexe se constate et qu’il n’est pas un ressenti».
Un problème majeur du rapport est précisément d’avoir rejeté du revers de la main un grand nombre de recherches conduites au Québec d’une part par les personnes expertes en études LGBTQI+ et d’autre part au sein des communautés concernées (l’un n’excluant pas l’autre, bien sûr). Comme si ces études n’existaient pas, ou n’étaient pas légitimes, indignes d’être prises en compte ou rapportées. Par exemple, nulle mention digne de ce nom de l’expertise mondialement reconnue d’une collègue sur l’Intégration harmonieuse de personnes trans et non-binaires dans le sport.
Le comité semble s’être intéressé en priorité aux opinions personnelles. Tout est mis sur le même pied; de plus, on sait rarement qui s’exprime, les personnes intervenantes étant rarement identifiées. À une nuance près : ce qui provient de personnes ou de groupes LGBTQI+ est ainsi noté, alors que ce n’est jamais le cas pour les personnes et groupes anti-trans, dont les discours sont largement repris, sans aucune mention ni mise en garde. Cela fait en sorte que les préjugés abondent dans le rapport, notamment sur les menaces que les personnes trans représenteraient, qui ne sont pas étayées autrement que par des anecdotes invérifiables ou des suppositions. On ne sait pas non plus au nom de qui parlent les personnes décrites comme représentant la société civile.
Alors que le Québec est un des endroits sur la planète où l’expertise sur les réalités LGBTQI+ est la plus développée, cette expertise est largement sous-estimée voire ignorée au profit du ouï-dire. Le meilleur chapitre du rapport est celui faisant état des discriminations vécues par les personnes trans et non-binaires. Mais les membres du comité ont-ils réalisé que plusieurs biais, stéréotypes ou omissions dans leur rapport allaient contribuer à de la mésinformation et de la discrimination ? La question se pose.
Les droits des unes s’opposent-ils aux droits des autres ? Le rapport du comité a la fâcheuse tendance à présenter les droits des personnes trans comme opposés aux droits des femmes, suggérant que les femmes trans ne sont pas des (vraies) femmes ou, pire, qu’elles sont des menaces pour la sécurité des autres femmes. Cela donne presque à penser que les femmes trans, et toutes les femmes trans, seraient des dangers publics. Encore là, ces appréhensions ne sont guère étayées autrement que par des peurs et des préjugés. Plusieurs organismes hébergeant des femmes en tous genres ont fait part au comité, comme je l’ai fait moi-même, en vain, que des solutions étaient déjà accessibles et effectivement mises de l’avant à la satisfaction de toutes. Pourquoi avoir minimiser les solutions qui fonctionnent déjà en insistant sur des problèmes, fussent-ils hypothétiques ?
La capacité d’agir des personnes trans et non-binaires sur leur propre vie est primordiale : elles ne devraient en aucun cas être considérées ou traitées comme des citoyennes de second ordre. Malgré quelques bons vœux, le comité n’est pas clair sur ce plan : les droits et libertés des personnes trans et non-binaires sont souvent présentés comme opposés à ceux de leurs parents si elles sont mineures, ou comme contraires à ceux des (autres) femmes et des citoyens lambdas si elles sont adultes. L’opposition EUX (les personnes de la diversité) versus NOUS (les membres de comité et les gens partageant leurs opinions), qui traverse tout le rapport, est irritante.
En reprenant les définitions incomplètes et les propos alarmiste présentant les personnes trans ou non binaires comme des anomalies de la nature, comme étant sous influence ou quasi délinquantes si elles sont mineures et n’obéissent pas aux souhaits de leurs parents, ou comme présentant des risques pour autrui si elles sont adultes, le rapport excède son mandat, peut-être même le trahit. Malgré quelques bons mots en faveur de l’éducation à la sexualité (encore que celle-ci devrait reproduire les inexactitudes du rapport, comprend-on) et des droits de la personne, les nombreuses lacunes et les partis pris du comité entachent considérablement sa crédibilité.
Même si le rapport ne fait aucune recommandation, ses a priori, son vocabulaire même et ses censures représentent une prise de position éminemment politique. Osons espérer que des leçons en seront tirées et que les personnes LGBTQI+ et les chercheur.e.s qui les côtoient seront, advenant à nouveau un similaire exercice, considérées comme des citoyennes à part entière, capables aussi de sagesse.
Le paternalisme voire l’infantilisation envers les personnes de la diversité sexuelle et de genre dont le rapport fait preuve est navrant. Cela nous rappelle l’époque où elles étaient considérées comme inférieures, anormales, voire potentiellement criminelles, en tous les cas incapables de bon jugement. Partiel et partial, ce rapport est une tache dans le dossier de l’évolution des droits et libertés des personnes trans, non-binaires et intersexuées au Québec. Ce comité avait l’occasion d’être à l’écoute avec ouverture d’esprit, de faire la part des choses avec curiosité intellectuelle, impartialité et sagacité, et d’être rassembleur. Il est consternant que son rapport reprenne à son compte la plupart des préjugés qu’il prétend vouloir contrer.
Par Michel Dorais, sociologue spécialiste du genre et des sexualités, professeur émérite de l’Université Laval
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