Homo sapienne
Crises identitaires au Groenland
Même s’il est ici question d’une histoire parfaitement ancrée dans la réalité du Groenland, cet immense territoire outremer danois adjacent au Canada, oubliez tout de suite l’image d’un roman contemplatif sur la nature et la faune nordique. Homo sapienne entremêle les destins de cinq jeunes de Nuuk, la capitale, aux prises avec des questions identitaires sur leur orientation sexuelle, leur nationalité, leur genre ou leur personnalité. Écrit dans une langue crue, moderne et percutante, le premier roman de Niviaq Korneliussen, salué par le New York Times et bientôt traduit en dix langues, vient d’être publié en français au Québec.

Contrairement à l’image conservatrice que certains accolent d’emblée aux sociétés éloignées des grandes métropoles, les choses ont énormément changé pour la communauté LGBTQ depuis 20 ans. « Le mariage gai est légal, nous avons les mêmes droits que les hétéros et un couple homosexuel peut marcher dans la rue en se tenant la main, sans que les gens s’en soucient. Nous avons une Gay Pride et plusieurs personnes LGBTQ travaillent dans les médias et en culture, ce qui aide énormément. Par contre, les hommes gais doivent encore composer avec les clichés de l’homme pourvoyeur qui ne doit pas exprimer ses émotions. »
Les nuances sont importantes dans Homo sapienne, comme en font foi Inuk et Fia, un frère et une sœur, tous deux homosexuels, qui réagissent de façons diamétralement opposées à leur identité.
«Je voulais montrer que même s’ils ont grandi dans la même famille, Fia n’a aucun problème à se découvrir lesbienne et qu’elle n’a rien contre les gais, alors qu’Inuk a peur et ressent beaucoup de colère. C’est plus difficile d’être un homme gai au Groenland. Mais Inuk est aussi confronté par le sentiment de ne pas avoir sa place en général à Nuuk.» Une disparité inspirée en partie de l’auteure et de sa sœur. « Pour ma sœur, le Groenland est le meilleur endroit du monde et elle tient beaucoup aux traditions. Mais moi, après ma visite à Montréal au Salon du livre en novembre dernier, j’ai décidé d’y revenir pour passer les Fêtes toute seule et terminer l’écriture de mon deuxième roman.»
Niviaq Korneliussen s’imagine d’ailleurs vivre un jour au Québec. Il faut dire que sa visite a été bien plus agréable que l’année passée au Danemark, quelques mois après avoir terminé un roman dans lequel elle poussait Inuk en exil au même endroit. « J’ai découvert que tout ce que j’avais écrit dans le chapitre d’Inuk était vrai. Quand j’y ai déménagé, c’était très difficile. Les gens étaient très différents : leurs valeurs, leur relation au temps et à la nature. J’essayais de m’intégrer, mais plusieurs Danois ne savaient rien du Groenland. Je devais toujours parler de mon coin. Comme s’ils ne voulaient pas vraiment me connaître moi, mais mon pays. En comparaison, à Montréal, je n’étais pas la fille du Groenland. Je sentais les gens très ouverts et intéressés par les notions identitaires au sens plus large. »
Si son premier livre a été encensé par les critiques et qu’il lui permet de voyager dans plusieurs pays, il a également ébranlé les habitants du Groenland. Mais pas à cause des thématiques queer. « Ici, les gens ne se concentrent pas tellement sur le fait que les personnages sont queer. Ou ils ne savent pas comment en parler. Ils réagissent surtout à la critique d’Inuk sur son propre peuple. Les gens pensaient que j’avais écrit ce chapitre uniquement pour être populaire au Danemark.» Notons que plusieurs citoyens du Groenland ont une relation difficile avec le Danemark et souhaitent l’indépendance.
«Plusieurs Danois ont des idées préconçues, comme si ma nation se résumait à des problèmes d’alcoolisme et d’abus. Donc, le fait qu’une Groenlandaise critique son propre pays a fait mal à certains. Ils avaient peur que le Danemark pense qu’on est ce genre de société… Mais nous le sommes en partie. C’est important de parler de ça. Le fait que ça vienne de quelqu’un qui vient du Groenland et qui y a vécu toute sa vie rend ça plus vrai. » Ses mots lui ont tout de même valu des réactions très dures et des menaces. «On m’a dit que ce n’était pas naturel de ne pas être fière de son pays et que je n’avais pas le droit de critiquer les miens… Heureusement, plusieurs autres trouvent ça libérateur d’en parler.»