Il est des personnes plus grandes que nature qui incarnent à elles seules plusieurs vies. Des personnes ayant chèrement conquis leur liberté et qui ne cessent de nous surprendre. Avec The End of Wonderland, la réalisatrice Laurence Turcotte-Fraser, pour son tout premier documentaire, nous entraine dans l’univers de Tara Emory, une artiste trans de l’industrie du sexe, réalisatrice, costumière, bédéiste, une passionnée de science-fiction porn, mécanicienne, fan de voitures anciennes et surtout icône fetish !
Tara construit sa propre vie à travers la réalisation de ses rêves et se rapproche ainsi au plus près d’elle-même, de ce qu’elle est vraiment. Rencontrer Tara Emory par l’intermédiaire de la caméra de Laurence Turcotte-Fraser, c’est se laisser séduire par cette femme hors du commun, qui ne fait aucune concession sur ses choix de vie, quitte à en payer le prix.
Laurence Turcotte-Fraser a rencontré Tara Emory au Cléopâtre lors d’un week-end fétiche en 2013. La jeune réalisatrice venait de terminer des études en cinéma à Concordia et ne se destinait pas à la réalisation. Mais la rencontre avec Tara a été déterminante. « J’étais dans la jeune vingtaine et je me posais beaucoup de questions sur moi-même, sur le genre entre autres et par des ami.e.s je m’étais intéressée au fétichisme, voilà comment j’ai été amenée à rencontrer Tara. Je suis allée la voir aux États-Unis, j’ai découvert sa maison, mais j’ai aussi découvert son travail. Au début, je filmais des moments lorsque nous étions ensemble, puis l’idée du documentaire a fait son chemin », explique Laurence Turcotte-Fraser.
Bien évidemment, le plus dur a été de trouver du financement, car au début des années 2010, faire un documentaire sur une actrice porno trans ne trouvait pas beaucoup d’écho auprès des subventionneurs. « Il y a eu un grand changement en l’espace de 10 ans sur la perception des personnes trans, aussi bien auprès des institutions que de la population en général », continue Laurence Turcotte-Fraser, « mais il y a encore énormément de travail à faire, il ne faut pas se le cacher ». Par petites touches, on découvre Tara dans toute sa complexité, ses réflexions, ses doutes, son incapacité à rester en place. Elle coud ses costumes pour un prochain événement où elle fera une apparition, prépare une séance de photos érotiques pour laquelle elle organise le décor, elle est le modèle, la photographe, puis la webmaster avant de les diffuser et de les vendre sur Internet, tout en pensant au film qu’elle veut finir, Up Uranus, un porno trans de science-fiction dans lequel elle joue, en plus de construire aussi bien les navettes spatiales que les robots, les « testostérobots ». Un univers qui lui permet d’exploiter son plein potentiel.
« Mais au-delà de la performeuse et de l’actrice, on découvre aussi un versant de sa personnalité, qui a été très marquant dans sa vie », explique Laurence Turcotte-Fraser, « et qui vient de son père : l’accumulation compulsive. Son père avait une centaine de carcasses de voitures dans son jardin et Tara, presque naturellement, a fait de même. Elle avait je ne sais combien de voitures dans le sous-sol de son hangar, dont elle se promettait un jour de les faire rouler de nouveau ». Certaines ont connu, sous les doigts de Tara, une seconde vie, lui permettant ainsi de participer à des rallyes de voitures anciennes. Qu’elle se présente en combinaison de travail déchirée, en train de colmater des brèches dans les murs de son hangar, ou encore en jean et chandail, allongée par terre en jouant de la machine à coudre, Tara est aussi celle qui passe plusieurs heures devant son miroir à devenir la femme trans séduisante, maquillage de circonstance, toilette aguichante mettant en valeur son opulente poitrine, et choisissant parmi une centaine de perruques celle qui conviendra le mieux au style qu’elle veut se donner.
La force du documentaire est qu’il fait ressortir les paradoxes d’une personne qui a voulu se créer elle-même, en opposition radicale avec le milieu d’où elle est issue, mais qu’elle n’a pas pour autant renié. À travers la réalisation de ses rêves, on reste frappé par sa force et sa détermination, tout en captant la fragilité, les anciennes blessures vécues et les contradictions d’une femme qui a dû se faire une place dans un monde qui lui mettait constamment des bâtons dans les roues. Le titre du documentaire, The End of Wonderland, vient de l’abandon de ce hangar, où Tara et ses ami.es organisaient des soirées fétiches sous le nom de Wonderland. « Le monde du fétichisme apparait comme une famille choisie pour Tara, elle se sent en adéquation avec d’autres personnes qui posent un autre regard, souvent décalé par rapport au monde actuel, et qui s’autorisent à être plus en adéquation avec elles-mêmes », conclut Laurence Turcotte-Fraser.
On s’en doute, l’enfance de Tara a été marquée par le rejet et les humiliations et ce n’est pas dans sa famille qu’elle a pu trouver le soutien nécessaire à un quelconque épanouissement, qu’elle a dû elle-même construire en passant par la réalisation de rêves enchantés et sexuels. Mais comme le dit bien sa mère en parlant du parcours de sa fille : « Quand la vie est trop dure, il faut se tourner vers une réalité parallèle ». Et la réalité parallèle de Tara Emory nous enchante.
INFOS | à l’affiche dès le 9 septembre aux Cinémas du Parc, Cinéma Public, Cinéma Moderne et à la Cinémathèque québécoise. https://f3m.ca