Roman qui s’interroge sur le sens de la vie — ou sur son absurdité — L’Étranger d’Albert Camus, texte précurseur de l’existentialisme, demeure un monument de la littérature mondiale. Plus de 80 ans après sa parution, François Ozon en signe une adaptation splendide, à la fois fidèle, sensuelle et politiquement lucide, qui replace le récit dans le contexte colonial de l’Algérie française. Présenté à la Mostra de Venise, ce film en noir et blanc marie beauté plastique, réflexion historique et désir masculin — une combinaison rare dans le cinéma d’aujourd’hui.
François Ozon n’avait pas besoin de faire L’Étranger. Quand il accepte le projet, tout est réuni pour que ça se casse la gueule. Il prend un risque énorme et il faut reconnaître le courage du cinéaste : s’attaquer à un texte culte, déjà adapté par Luchino Visconti avec Marcello Mastroianni, relevait de la témérité. Mais Ozon, fidèle à son instinct, a plongé dans l’aventure avec une audace tranquille. Son film, à la fois radical et sensuel, évite à la fois la révérence et la trahison.
De Sous le sable à Grâce à Dieu, en passant par Frantz ou Huit Femmes, il a toujours su marier forme et émotion. Avec L’Étranger, il signe une œuvre d’épure, portée par un noir et blanc éclatant, où la sécheresse du propos côtoie la volupté des corps et de la lumière. Benjamin Voisin prête à Meursault une beauté froide et impénétrable, entouré de Rebecca Marder, Pierre Lottin, Swann Arlaud et Denis Lavant.
Ozon avoue avoir redécouvert le roman bien longtemps après l’avoir lu à l’école. « Je croyais comprendre ce livre, mais c’est en le relisant que j’en ai saisi la puissance. Camus n’est pas nihiliste : il observe l’absurde et choisit la révolte. » Cette tension entre indifférence et appétit de vivre irrigue tout le film.

Corps traversé par le soleil, la faim et le désir, Meursault devient un être de sensations pures. « Il ne parle pas, il ressent. Le plaisir de nager, de faire l’amour, de sentir le soleil… C’est un film sur la sensualité du monde », explique le cinéaste. Dans la relation virile qu’il entretient avec son voisin Raymond, interprété par Pierre Lottin, l’homoérotisme latent affleure sans jamais se dire. Ozon filme ces moments avec un trouble assumé : les corps se défient, se frôlent, se reconnaissent dans une amitié physique, presque animale. Meursault, suant, fort et parfois brutal, fascine autant qu’il déroute. « Il devient à la fois sujet et objet du regard, note le réalisateur. C’est un homme qu’on contemple, qu’on désire et qu’on juge. »
Visuellement, L’Étranger s’impose comme un éblouissement. Avec son directeur photo Manuel Dacosse, Ozon a choisi le noir et blanc pour mieux capter la brûlure du soleil. « Nous avons centré l’image sur la lumière, sur l’éblouissement. Il fallait qu’on sente la chaleur, la beauté de cette Algérie coloniale, figée juste avant l’orage. » Le noir et blanc, poussé à l’extrême, devient presque un personnage. Il révèle l’érotisme discret d’un monde suspendu, où la peau et la mer ont la même brillance argentée. Ce choix, dit Ozon, « raconte aussi qu’on filme un monde qui n’existe plus ».

Mais cette beauté visuelle ne se fait jamais au détriment du contexte. L’Étranger version Ozon refuse l’abstraction : il replonge le récit dans une Algérie coloniale traversée par les tensions et les hiérarchies invisibles. « Aujourd’hui, l’invisibilisation des Arabes saute aux yeux. À l’époque, cela ne choquait personne, explique Ozon. Chez Camus, ce n’est pas un geste raciste : il décrit simplement un point de vue colonial. Mais en 2025, il me semblait essentiel de redonner une voix aux personnages arabes. » Ainsi, la sœur de la victime — muette et sans nom chez Camus — devient Djemila, interprétée avec intensité par Hajar Bouzaouit. Son regard blessé et lucide redonne une présence à l’« Arabe » que Meursault tue sous le soleil. Ozon évite pourtant la leçon de morale. Il refuse « la posture moralisatrice ou l’esthétisation déconnectée du contexte ». Par petites touches, il situe le drame dans son environnement social, fait sentir la distance entre les communautés et la hiérarchie des vies.
« Le film montre ce que le roman taisait, sans corriger Camus, mais en l’éclairant autrement », résume-t-il. La mise en scène épouse la logique du personnage : peu de dialogues, beaucoup de corps. « Il fallait épouser l’étrangeté du monde, dit Ozon. Le spectateur devient un juré : il observe, il essaie de comprendre. » Benjamin Voisin livre une performance d’une intensité rare. Le réalisateur l’a préparé à « ne pas jouer, mais être ». « Je lui ai fait lire Notes sur le cinématographe de Robert Bresson. Benjamin devait dire les choses une fois, pas dix. » Le résultat est saisissant : un Meursault impassible, traversé d’une tension charnelle, comme s’il se consumait à petit feu.
Ce qui impressionne dans ce L’Étranger, c’est la manière dont Ozon parvient à unir rigueur philosophique, sensualité des corps et conscience historique. Le film ne choisit pas entre fidélité au texte et regard contemporain : il fait les deux, avec élégance. Meursault n’est plus seulement une figure de l’absurde, mais un homme traversé par le désir, la lumière, la culpabilité et le vide. Un corps offert au monde, qui refuse d’en jouer les règles. « Camus observait sans juger », conclut Ozon. « Je crois que c’est ce que fait aussi le cinéma. »
Avec ce film à la fois sensuel et politique, François Ozon redonne à L’Étranger sa brûlure et sa beauté, prouvant qu’on peut encore filmer la pensée avec la chair.
INFOS | L’ÉTRANGER de François Ozon sortira en salle début janvier 2026.
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