Dimanche, 16 novembre 2025
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    La peur d’être effacé

    « Vous autres, les jeunes, vous avez rien vécu. » Un gai plus vieux m’a lancé ça un soir. Même pas pour se chicaner, juste comme ça, comme si c’était une vérité universelle qu’il fallait que je comprenne. J’ai rien répondu. J’avais aucune envie de m’embarquer dans un concours de misère. 

    Je comprends d’où ça vient. Les années 70-80, c’était brutal. Des descentes de police qui pouvaient bousiller une vie. Des familles qui te sacraient dehors du jour au lendemain. Des amis qui tombent les uns après les autres à cause du sida pendant que la société détournait le regard. Certains en ont enterré plus d’une dizaine avant même d’avoir 30 ans. Aujourd’hui, on en parle comme d’un chapitre d’histoire, mais pour eux, c’était le quotidien. Comment tu ressors indemne de ça ? J’en ai aucune idée. 

    Moi, je suis loin d’avoir connu ça, et je me considère chanceux et reconnaissant. Ma réalité, c’était l’école où tu te fais humilier chaque jour. Les soupers de famille où ton chum est interdit. Un père qui te répète que t’es un malade mental, que tu vas finir en enfer. C’était pas la guerre, mais ça use pareil. Est-ce que c’est la même chose pour tous les queers de ma génération ? Non. Y’en a pour qui ça a été plus doux, d’autres pour qui ça a été vraiment rough

    Je le sais, c’est des peanuts à comparer aux années sida. Mais est-ce que ça veut dire que ça compte pas ? Je pense pas. Quand on me dit « T’as rien vécu », j’entends : « Y’en a qui ont eu pire, fait que ferme-la. » C’est comme dire à quelqu’un qui s’est fait gifler de pas se plaindre parce qu’avant, d’autres se faisaient casser la gueule. C’est absurde. 

    Faut-tu vraiment que ça soit pire pour qu’on ait le droit d’en parler ? J’ai pas envie de me poser en victime, c’est pas ça l’idée. Mais, je vais pas me taire juste parce que l’homophobie que j’ai connue ressemble pas à la leur. Si on n’en parle pas, peu importe la génération, ben rien ne changera. 

    Oui, aujourd’hui c’est plus facile. Mais plus facile, ça veut pas dire facile. Sinon, Interligne et le GRIS n’existeraient plus depuis longtemps. Y’a encore des couples qui n’osent pas se tenir la main de peur de se faire insulter, des jeunes qui se font ramasser à l’école ou chez eux, des familles qui coupent les ponts. L’homophobie n’a pas disparu le jour où on a voté le mariage gai. Tant qu’elle est là, personne ne devrait dire à l’autre : « Ta douleur vaut moins que la mienne. » Qui peut décider ce qui est assez grave pour marquer quelqu’un ? Personne. 

    J’ai l’air de jouer au gars sage et d’être plus fin que les autres, mais je ne le suis pas. Quand j’entends un jeune parler de « micro-agression » ou dire qu’un commentaire homophobe sur Instagram l’a démoli, mon premier réflexe c’est de lever les yeux au ciel. Je me dis : « Sérieux, c’est juste ça son drame ? » Deux secondes après, je réalise que je fais pareil comme ceux que je critique. Pis, je me trouve con. 

    Pourquoi on tient tant à prouver qu’on a eu pire que la génération après nous ? Pourquoi on sent le besoin de rabaisser les expériences des plus jeunes ? Est-ce que ça rend nos cicatrices moins profondes ? Ben non. Ça change rien. Peut-être qu’on cherche juste à donner un sens à tout ça. Fait qu’on se dit qu’on a eu plus dur, comme si ça justifiait qu’on soit encore marqué aujourd’hui. Bref, c’est juste une façon de pas sentir qu’on a souffert pour rien. Ça nous rassure un peu. 

    Je pense aussi que ça vient d’une peur. La peur d’être effacé. Les plus vieux craignent que leurs luttes disparaissent avec eux, qu’on oublie qu’ils ont dû se battre pour des droits qu’on tient pour acquis. Les plus jeunes, eux, ont peur qu’on traite leurs souffrances comme des « petits bobos », qu’on leur dise qu’ils ont eu la vie trop facile. Dans le fond, c’est juste deux générations qui veulent la même chose : que leur vécu soit reconnu, qu’il ne soit pas balayé comme si de rien n’était. Mais au lieu de se le dire, on se garroche des « Vous savez pas c’que c’est » et des « OK boomer ». 

    Et là, je me demande : est-ce qu’on est capable de parler de nos blessures sans tomber tout de suite dans la comparaison ? Est-ce qu’on pourrait reconnaître que chaque époque a ses blessures, ses humiliations, ses cicatrices, sans essayer de savoir qui a eu pire ? J’aimerais dire oui, mais honnêtement, je ne suis pas convaincu. 

    On dirait qu’on est trop habitué de se définir par ça. On préfère se taper dessus au lieu de se comprendre. Les vieux nous trouvent mous. Nous, on trouve que les jeunes sont faits en papier mâché. Et eux, j’imagine, doivent nous trouver amers. Ça tourne en rond, et tout le monde reste dans son coin. Je généralise, évidemment, on n’est pas tous comme ça. Mais difficile de faire autrement quand t’essayes de résumer des décennies de chicanes intergénérationnelles dans une chronique. 

    Alors voilà, je n’ai pas de grande conclusion à livrer. Pas de solution miracle. Encore moins un « tenons-nous la main pis chantons ensemble contre l’homophobie ». J’y crois pas à ça. On n’est pas obligé de s’aimer. Mais pourrions-nous au moins admettre qu’on est tous affectés, chacun à notre façon, qu’on n’est pas les seuls à avoir souffert ? 

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