En décembre dernier, j’avais voyagé à bord de ma DeLorean pour revisiter le Village gai en 1994. Une époque où on commençait à mieux respirer, mais pas encore librement. Cette fois, j’ai voulu remonter plus loin dans le temps : en 1984. Une année charnière où le quartier commence à prendre son nom ainsi qu’à se tenir debout malgré les descentes de police et les premiers murmures d’une maladie dont personne ne veut vraiment parler.
Alors, me voilà dans ma DeLorean. Je règle le cadran sur le 3 juillet 1984. J’actionne le levier de vitesse et, en une secousse, je suis propulsé près du métro Berri-De Montigny. Les portes s’ouvrent en aile de mouette. L’air chaud me frappe au visage. J’entends du bruit au loin, mon coeur bat vite. Je me sens comme un ado qui sort pour la première fois.
J’arrive sur Sainte-Catherine et je ne reconnais rien. Les néons colorent la rue, les trottoirs débordent. Ça jase, ça rit, ça flirte. On dirait que tout le monde se connaît ou veut se connaître. J’entends du Donna Summer d’un côté, du Madonna de l’autre. Je marche, les mains dans les poches, sans trop savoir où aller.
Devant le Max, la file s’étire jusque dans la rue. Je n’ai jamais vu autant de moustachus d’un coup. Ça me trouble, ça m’excite. J’essaie de pas trop les fixer, mais c’est plus fort que moi. J’ai entendu dire que c’est le spot pour cruiser et qu’on en ressort rarement seul. J’ai aucun mal à le croire. En les regardant, j’ai juste le goût de danser avec eux toute la nuit, mais je me retiens. Ce soir, je dois rester sage.
Je bifurque vers Montcalm et Dorchester. Le K.O.X. est là, dans ce qui était un garage de taxis. C’est sombre et un peu délabré. J’aime son côté brut, sans fla-fla. Je vois plein de gars entrer. La plupart portent du cuir, des harnais et des bottes. Je me demande comment ils font avec cette chaleur. Moi, j’ai chaud rien qu’à les regarder. Je suis curieux, mais je ne me sens pas à ma place. J’ai pas le look, ni l’attitude. Alors je reste là, un peu envieux de leur assurance.
En remontant, je tombe sur le Cinéma du Village. The Diary est à l’affiche. L’endroit vient d’ouvrir cette année, par les mêmes proprios que le Priape. Ces gars-là étaient vraiment avant-gardistes : ils avaient ouvert le premier sexshop gai du pays et, maintenant, le premier cinéma érotique. Je reste planté là à le regarder. Il n’a rien de spectaculaire. Et pourtant, c’est grâce à lui que le quartier a commencé à s’appeler le Village.
Sur un banc, je remarque un exemplaire du Fugues. C’est le quatrième numéro. Il est minuscule comparé à aujourd’hui. Il rentre dans une poche arrière. Sur la couverture, c’est écrit : Le guide de nuit pour hommes. Je le feuillette un peu. Ça parle de bars, de restos, de soirées. C’est tout simple, mais dans ces années-là, c’était énorme.
Un char de police passe au ralenti. L’ambiance change d’un coup. Des rires diminuent, des épaules se raidissent et des regards se croisent. Dès que la voiture s’éloigne, les conversations reprennent, presque comme si de rien n’était. Faut dire que la police leur mène la vie dure et que la descente au Bud’s est encore sur toutes les lèvres. À peine un mois plus tôt, 75 policiers ont envahi le bar, en pleine nuit. 188 hommes arrêtés, accusés de se trouver dans une « maison de débauche ». Le lendemain, plus de 600 personnes ont protesté devant le poste de police et dans les rues du centre-ville. Une manif gaie comme Montréal n’en avait jamais vue.
Je me retrouve devant les Deux R. Les rideaux noirs ne laissent rien voir. J’entre, sans trop savoir à quoi m’attendre. Il y a tellement de boucane qu’il m’aurait presque fallu un masque à gaz pour respirer. Le bar est petit, bruyant et plein à craquer. Un danseur nu fait une danse privée sur un petit banc près de la table d’un client. Les tables sont si proches que les autres autour en profitent, même sans payer. C’est le genre d’endroit qui dérange autant qu’il attire.
Je continue ma marche. Les enseignes se succèdent : le Monarch, la Taverne Bellevue, le Garage, la Boite en Haut… Chaque endroit a son monde, sa musique et sa raison d’être. J’aurais aimé avoir le temps de tout voir, de croiser La Monroe, Bobette, l’Italienne et Madame Pipi qui ont marqué le quartier à leur façon. Mais il est presque trois heures. Les bars commencent à fermer leurs portes.
Je finis ma nuit au Crystal. Le resto est plein. Et là, au fond, je la vois : Jojo. La serveuse dont les plus vieux m’ont parlé. Elle fait rire tout le monde, semble connaître chaque client par son petit nom. On sent qu’elle aime son monde, et que son monde l’aime en retour. Elle gère tout d’une main de maître. Elle tient la place comme une reine tient son royaume. Je comprends tout de suite pourquoi plusieurs se souviennent encore d’elle.
Je m’assois à une table. Soudain, j’entends un client dire tout bas : « Y’en a un autre qui est tombé malade… » La gorge me serre. Son ami change vite de sujet, mal à l’aise. Ça ne m’étonne pas. En 84, le sida, c’est flou, effrayant, tabou. Certains refusent d’y croire, d’autres paniquent à la moindre toux. Je regarde autour de moi et je me demande combien d’entre eux franchiront les années 90.
Je sors du resto, bouleversé. Le Village est plus calme. Quelques gars fument sur le trottoir, d’autres s’embrassent dans la pénombre. Je marche lentement vers ma DeLorean. Je pense à tout ce que j’ai vu, à la beauté et à la douleur de cette époque. Je me retourne une dernière fois avant de partir pour voir ces lieux qui n’existent plus que dans la mémoire de quelques-uns. Je reviendrai, c’est certain.
