L’Alberta envisage de restreindre l’accès à certains livres dans les bibliothèques scolaires, sous prétexte qu’ils contiendraient du contenu « explicite ». Et au Sénat, la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne a récemment relancé son projet de loi qui obligerait les internautes à prouver leur âge pour accéder à du contenu « explicite » en ligne.
Dans le contexte politique actuel en Alberta — les attaques répétées contre les jeunes trans, la complaisance envers la frange la plus radicale de la base du Parti conservateur uni et le scandale croissant dans le secteur des contrats en santé — l’offensive menée par le gouvernement sonne comme une diversion orchestrée par la première ministre Danielle Smith.
Cette manœuvre politique envisagée, qui semble calquée sur les régimes autoritaires de Viktor Orbán en Hongrie (on pourrait aussi parler de la Russie…), cache autre chose que la simple prévention des enfants.
En Hongrie, les livres qui présentent des histoires LGBTQ+ sont qualifiés de « propagande », et leur distribution est lourdement sanctionnée. En 2023, une librairie de Budapest a écopé d’une amende de plus de 50 000 $ pour avoir vendu à des mineurs la bande dessinée d’amour adolescent inoffensive Heartstopper, adaptée à l’écran par Netflix en série télé. Le gouvernement hongrois justifie ces mesures au nom des « valeurs chrétiennes » et de la protection de la jeunesse contre des contenus jugés « pornographiques » ou encourageant « le changement de genre » ou « l’homosexualité ».
En Alberta, trois des quatre premiers livres visés actuellement par la ministre de l’Éducation (mais il y en aura d’autres nous a-t-on assuré…) sont justement des œuvres pour ados, racontant des histoires queer ou trans. Sans surprise, les plaintes proviennent de groupes aux liens étroits avec les associations de droite à tendance religieuses (dont Action4Canada, responsable des marches en 2023 qui ont poussé le gouvernement Legault à formé le «comité des sages»).
Interdire ces ouvrages fait partie d’une tactique bien rodée : stigmatiser les personnes LGBTQ2S+, les réduire au silence, mobiliser une base politique polarisée, détourner l’attention des échecs du gouvernement et, ultimement, légitimer la violence politique à leur égard.
Rappelons que l’histoire canadienne — pas si lointaine — est truffée d’exemples où des œuvres LGBTQ+ tout à fait anodines ont été jugées obscènes, saisies à la frontière, et censurées. Le cas célèbre de la librairie Little Sisters en Colombie-Britannique en témoigne et n’a été réglé que suite à un jugement de la Cour Suprême.
Cette fois, la première ministre Smith a déjà annoncée que si la loi envisagée était contestée devant les tribunaux après son adoption, la province se prévaudrait de la clause dérogatoire et plusieurs œuvres ne seraient plus disponibles. On peut facilement prévoir que peu d’entreprises auront le courage de défendre l’accès à des œuvres LGBTQ+ en disant que ce n’est pas du contenu « explicite ».
Mais il y a plus…
À Ottawa, la sénatrice québécoise indépendante Julie Miville-Dechêne a récemment relancé son projet de loi qui obligerait les internautes à prouver leur âge pour accéder à du contenu « explicite » en ligne.
En droit canadien, le concept de contenu « explicite » n’est pas défini de manière uniforme dans toutes les lois, mais il est souvent (pas toujours) associé à des représentations de nature sexuelle, en particulier lorsqu’elles impliquent des mineurs. Mais comme la définition n’est pas claire, elle porte à interprétation. On l’a vu dans quelques procès et jugements.
D’ailleurs, qui jugera qu’une histoire, une image, une illustration, un film ou une vidéo est «explicite» alors qu’une autre ne l’est pas? Un comité de censure?
Sous couvert encore une fois de « protéger les enfants », la loi présentée par Julie Miville-Dechêne ouvre la porte à un régime de surveillance numérique irréaliste et dangereusement intrusif.
En plus d’imposer des exigences technologiques presque impossibles à respecter, cette loi poserait de sérieux risques pour la vie privée, forçant les gens à transmettre des données personnelles sensibles à des entreprises tierces — la recette idéale pour les fuites et les abus.
Julie Miville-Dechêne est pourtant une féministe avec des idées progressistes — elle se dit alliée des communautés LGBTQ+ — mais elle a complètement évacué le fait que sa loi deviendrait une arme redoutable entre les mains de la droite radicale. Car, soyez en assuré, les mêmes groupes qui militent pour la censure des livres dans les écoles en Alberta (et ailleurs… même aux Québec) s’apprêtent à promouvoir et à militer pour l’adoption du projet de loi de Miville-Dechêne, et ce, dans le but de cibler des sites web et des fournisseurs d’accès, en les menaçant d’amendes salées — entre 250 000 $ et 500 000 $ — s’ils ne bloquent pas l’accès à certains contenus «perçus comme dangereux». La peur du gendarme numérique fera reculer bien des fournisseurs qui refuseront simplement d’héberger certains sites.
À une époque où l’autoritarisme gagne du terrain, où les États-Unis ne sont plus un modèle de démocratie libérale, il est urgent de rester vigilants ici aussi. Le motus operandi des groupes d’extrême droite est dorénavant de cibler d’abord les personnes trans, plus d’autres communautés minoritaires. Le retour d’une certaine forme de chasse aux sorcières finalement.
Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, ce n’est pas de s’enfermer dans une vision étroite de la «protection de l’enfance», mais d’élus capables de comprendre les effets dévastateurs à venir de ces types de législation — livres et internet — sur les droits fondamentaux.