À première vue, Kyoto semble l’antithèse de Tokyo : pas de clubs ni de saunas gais, très peu de drapeaux arc-en-ciel, un rapport au corps et à la différence, marqué par la retenue. Pourtant, sous ses couches de tradition et de politesse, la vieille capitale japonaise vibre d’une sensualité diffuse, d’une tension entre l’ordre et le désir, entre le masque et la vérité. Pour le voyageur LGBTQ+, c’est un lieu d’introspection, mais aussi de fascination : celle d’une culture où le beau et le secret ne cessent de se frôler.
Ancienne capitale impériale durant plus d’un millénaire, Kyoto est une ville de contrastes. Ici, la spiritualité bouddhiste et shintoïste côtoie l’esthétique raffinée des kimonos et l’urbanité discrète des cafés minimalistes et des boutiques de designers de mode japonaise. Loin de l’agitation de la mégapole (Tokyo, dont je vous parlerai dans un autre article), Kyoto invite à ralentir, à observer, à ressentir.
Les visages de Kyoto : entre or et silence
Le Kinkaku-ji ou Pavillon d’or, en est l’exemple parfait : posé sur son étang comme un mirage, il incarne une beauté parfaite, presque artificielle, que Mishima Yukio a célébrée dans Le Pavillon d’or. L’écrivain — icône tragique et gai torturé — voyait dans ce temple un symbole de désir impossible : le feu de la passion dévorant la perfection du monde. À un kilomètre de là, le Ryoan-ji, avec son jardin de pierres, pousse cette esthétique du vide jusqu’à l’abstraction. On s’y assied, on contemple et on comprend que la beauté, ici, ne s’explique pas : elle se devine. Mais votre visite ne devrait pas se limiter à ces deux lieux incontournables… car, avec plus de 1600 temples bouddhistes et 400 sanctuaires shinto, la ville offre un visage spirituel et poétique incomparable. Étalez votre visite des temples sur plus d’une journée pour mieux en profiter.



Gion, geishas et spectres du désir
Au crépuscule, le quartier de Gion s’allume comme un décor de théâtre : ruelles étroites, maisons de bois, lanternes suspendues, ombres de femmes en kimono glissant sur les pavés. Ce monde codifié et inaccessible a longtemps nourri l’imaginaire queer occidental : celui du travestissement, de la performance du genre, du secret. La figure de la geisha — artiste avant tout — partage avec les identités queers ce goût de la transformation : le maquillage, le costume, la mise en scène du soi. Dans un Japon où l’expression publique de l’intimité reste rare, cette théâtralité devient un espace d’émancipation. Kyoto, c’est aussi la ville des moines et des samouraïs, deux figures masculines à la fois spirituelles et charnelles. L’histoire japonaise recèle des traces d’homoérotisme assumé : dans les monastères bouddhistes, des relations d’enseignement prenaient parfois la forme de liens amoureux ; dans les rangs des samouraïs, la loyauté et le désir charnel se confondaient souvent. Ces « amours masculines » — nanshoku — furent même chantées dans des recueils comme Le Grand miroir de l’amour mâle (datant du 17e siècle). Marcher dans Kyoto, c’est donc aussi traverser un paysage où les notions de virilité, de beauté et de discipline s’enchevêtrent dans une longue tradition d’ambiguïtés.
Kyoto contemporain : les traces du présent
La ville n’est pas une métropole LGBTQ+ à proprement parler : l’activisme s’y exprime discrètement, souvent à travers la culture ou les réseaux d’amitié. Pourtant, Kyoto possède sa scène, minuscule, mais sincère. Dans le quartier de Kiyamachi, le long de la rivière Kamo, quelques bars gais accueillent les visiteurs : Bar Azure, Apple, ou Bell Kyoto, des lieux chaleureux où se mêlent locaux et touristes étrangers. L’ambiance y est intime, sans prétention, plus « conversationnel » que « club ». Chaque automne, Kyoto participe au Kansai Queer Film Festival, partagé avec Osaka, qui diffuse des œuvres japonaises et internationales sur les identités LGBTQ+. Des collectifs féministes et queers, souvent liés aux universités, y organisent des débats, des projections et des zines. La Kyoto Rainbow Pride, encore modeste, prend chaque année plus d’ampleur — un signe d’évolution lente, mais réelle, dans une ville restée longtemps à l’écart du militantisme visible.
Des musées et des récits
Pour les adeptes de bédés et de mangas, le Musée international du manga de Kyoto est un arrêt essentiel : il raconte comment le manga, miroir culturel du Japon moderne, a aussi servi d’espace d’expression queer. Les genres yaoi et yuri, centrés sur les relations entre hommes ou entre femmes, y occupent une place importante, à la fois produits de masse et reflets des désirs cachés d’une société en tension entre norme et fantasme.
Non loin de là, le Musée des samouraïs et ninjas permet d’approcher cette esthétique guerrière qui a tant inspiré Mishima : la beauté des corps disciplinés, le code d’honneur et du sacrifice. Kyoto, c’est aussi la ville des musées de l’éphémère : un temple ici, un jardin là, une ruelle figée dans le temps. Le Ginkaku-ji, le Pavillon d’argent, plus discret que son frère doré, est un bijou de retenue. En suivant le Chemin des philosophes, bordé de cerisiers et de cafés tranquilles, on croise des couples de toutes sortes, marchant côte à côte dans un silence complice. Peu d’endroits au monde invitent autant à la contemplation amoureuse.
Boutiques, marchés et cafés
Au marché Nishiki, Kyoto révèle un autre visage : celui de la sensualité culinaire. On y goûte des pickles colorés, du thé matcha glacé, des douceurs au yuzu. Dans les ruelles alentour, des boutiques d’artisanat transforment la tradition en design contemporain : kimonos revisités, poteries pastel, objets minimalistes. Pour un public queer amateur de beauté artisanale, ces lieux sont de véritables trésors. Ils expriment cette fluidité entre ancien et moderne, masculin et féminin, sacré et trivial.
Certains cafés — notamment autour de Higashiyama ou de Teramachi — se distinguent par une atmosphère arty et inclusive : salons de lecture, espaces d’exposition, librairies indépendantes où se croisent littérature queer, fanzines et art japonais. Kyoto n’affiche pas son arc-en-ciel ; elle le murmure dans le bois poli d’une tasse de thé ou dans la douceur d’un haïku.



Le miroir inversé de la queerness
Regarder Kyoto à travers un prisme queer, c’est aussi interroger nos propres projections. Pour l’Occidental que je suis, la ville évoque une beauté androgyne, une discipline esthétique, une vision à la fois puriste et hybride du design à travers un effacement du moi : autant d’éléments qui séduisent et déroutent à la fois. Kyoto — et je pourrais dire le Japon —, en retour, offre une vision de la queerness où la visibilité ne passe pas forcément par la revendication.
On y sent aussi que le silence, la retenue, les codes peuvent également devenir des formes d’expression, voire de résistance. Dans ce sens, Kyoto devient le miroir d’une queerness assez « zen », tout en tension entre le dire et le taire. Dans les jardins du sanctuaire Fushimi Inari Taisha, sous les milliers de torii rouges, on traverse littéralement un tunnel de passages : des portes vers le sacré, vers soi. Pour beaucoup, ce lieu symbolise le parcours identitaire : avancer dans la lumière et l’ombre, choisir ses propres seuils.
Une ville pour se retrouver
Plus que nulle part ailleurs où je suis allé, Kyoto invite à l’introspection. Ce n’est pas une destination de fête, mais une destination de sens. En fin de journée, en longeant la rivière Kamo, les jeunes couples — hétéros, gais, ou simplement amis — s’assoient côte à côte sur les berges, sans un mot. Ce silence partagé, cette pudeur dans la proximité, dit beaucoup du rapport japonais à l’amour et à la présence. Ici, la liberté ne s’affiche pas : elle se devine.
Kyoto n’est pas une ville « queer » au sens de la visibilité occidentale. C’est une ville queer au sens spirituel du terme : un espace où la beauté, la différence et le secret se conjuguent avec une délicatesse infinie. Kyoto se découvre en couches : la beauté des temples, le murmure des bars cachés, le souvenir des amours masculines des samouraïs, les fantasmes de Mishima, les sourires discrets d’un barman ou d’un commerçant queer dans une petite rue.
C’est une ville où le passé et le désir cohabitent sans s’exclure, où la beauté reste toujours un peu interdite… donc, toujours désirable. Un lieu pour se perdre, se taire, et peut-être, se reconnaître.
Infos pratiques
Se déplacer : Kyoto se parcourt aisément en bus, en métro, ou à vélo.
Où dormir : les auberges traditionnelles (ryokan) autour de Gion ou les hôtels design, dont le superbe Ace Hotel Kyoto qui accueillent les voyageurs LGBTQ+ sans problème. Pour ma part, j’ai opté pour le Candeo Hotel Kyoto, qui incorpore à l’avant une machiya, une maison traditionnelle de Kyoto.
À ne pas manquer : le Pavillon d’or, la promenade des philosophes, un verre au bar Azure, le Kansai Queer Film Festival (automne), le sanctuaire Fushimi Inari Taisha et le silence du Ryoan-ji au lever du soleil.
Un site qu’il vous faut vous visiter : https://www.japan.travel/fr/guide/autumn-guide
Une application très pratique : Klook.

