J’avais 23 ans, 130 livres tout mouillé et l’enthousiasme d’un chiot fraîchement sorti du placard. C’était quelques jours avant la Fierté. Je prenais un verre dans un bar du Village avec un gars un peu plus vieux, mi-trentaine, daddy 100% assumé. À un moment, je lui dis que j’ai hâte à la Pride. Il roule des yeux et me sort : « Moi, j’aime pas ça. C’est juste des gars en bobettes sur des chars. Ça représente pas la communauté. Tu vas comprendre en vieillissant. »
J’ai rien dit. J’ai hoché la tête comme un stagiaire trop nerveux pour défendre son point. Mais en dedans, j’étais comme : va chier, mon grand. Depuis quand célébrer qui on est, c’est juste un trip de jeunesse ? Disons que son petit air supérieur a pas mal refroidi ma soirée.
Je n’ai jamais arrêté d’y aller. Même maintenant que j’ai son âge (sans le look de daddy). Y’a des années où je dansais jusqu’à ne plus sentir mes jambes. D’autres où je restais en retrait, pas vraiment dans le mood. Y’a eu des marches où je brandissais une pancarte, et des étés où j’y allais juste pour me sentir un peu moins seul. Même quand je savais pas trop ce que je venais y faire, j’y allais quand même. Parce que je trouve ça important d’y être. Un genre de devoir de citoyen queer.
L’été dernier, j’étais au T-Dance, et qui je vois dans la foule, torse nu en train de danser ? Le gars du bar. J’ai ri intérieurement. Tu sais, ce petit sourire doux-amer qu’on a quand on croise quelqu’un devenu exactement ce qu’il critiquait. Mais je l’ai pas jugé. Parce qu’à force d’y aller, j’ai compris un truc : on vit pas la Pride pareil chaque année. Ça dépend de l’humeur, de ce qu’on traverse, de ce qu’on vient y chercher : militer, danser, cruiser… ou juste être entouré de gens qui comprennent.
Et je vais pas faire mon hypocrite. Moi aussi, j’ai déjà levé les yeux devant les musclés en speedo, les looks flamboyants, les puppies en harnais. Je me disais : « C’est too much. C’est pas nécessaire. » Mais avec le temps, j’ai fini par me demander : est-ce que c’était vraiment eux que je jugeais ? Ou c’était moi ? Incapable d’assumer autant mon corps, mes désirs, ma flamboyance. C’est facile de critiquer un gars en string rose fluo… jusqu’à ce qu’on réalise qu’on l’envie un peu. Pas pour le string, mais pour cette liberté de se foutre du regard des autres.
À la dernière Pride, j’ai enfin eu assez confiance pour me pointer en short blanc, trop serré pour passer inaperçu… et c’était voulu. J’avais envie qu’on me voie. C’est peut-être con, mais c’était la seule journée de l’année où j’ai osé m’habiller comme je voulais, sans me poser de questions. Si ça déstabilise certains, tant pis. On n’est pas là pour rassurer.
Évidemment, y’en a pour dire que ça ne représente pas « la communauté » Mais… c’est qui, la communauté ? Celle qui sort dans le Village tous les week-ends ? Celle qui cache ses applis dans un dossier « Recettes » ? Celle qui milite depuis les années 80 ? Celle qui a fait son coming out sur TikTok à 14 ans ? Celle qui ne l’a jamais fait ?
On va se le dire : on n’est pas un groupe homogène. On n’a pas les mêmes identités, les mêmes désirs, ni les mêmes traumas. Ce qu’on a en commun, c’est surtout d’avoir été marginalisés pour ce qu’on est, chacun à notre façon. Et on voudrait que la Pride nous reflète tous parfaitement ? Sérieusement ? C’est comme reprocher à une fête de famille de ne pas être à l’image de chacun de ses cousins. C’est aussi un brin égocentrique de croire que notre façon d’être queer est la bonne, et celle des autres serait gênante, excessive ou ridicule.
On n’est pas obligés d’aimer la Pride. Mais ce n’est pas une raison pour mépriser ceux qui y trouvent quelque chose. Pour bien du monde, ce n’est pas juste un gros party queer. C’est peut-être la seule fois dans l’année où ils se sentent à leur place. Oui, y’a des gars en bobettes. Pis après ? Y’a aussi des jeunes trans, des familles homoparentales, des drag queens, des survivants du sida, des vieux militants, des ados non binaires qui n’ont jamais vu autant de gens qui leur ressemblent. Tout ça, ensemble. C’est pas rien. Y’a de quoi être fier.
Pour revenir à mon daddy du bar… « Tu vas comprendre en vieillissant », qu’il m’avait dit. Ben justement, j’ai compris. J’ai compris qu’on ne vit pas toute la Fierté de la même façon. Ce qu’on trouve exagéré, c’est peut-être juste ce dont quelqu’un d’autre avait besoin. Surtout, j’ai compris que la Pride ne m’appartient pas. Ce n’est pas à moi de dire ce qu’elle doit être.

