Selon Chris Bergeron, l’authenticité est un mirage de moralité et une sorte d’aveuglement volontaire qui ne tient pas compte de la vie fantasmée que la quasi-totalité des humains entretiennent. Dans son essai Fake (Leméac), qui sort le 30 octobre, l’écrivaine revendique le droit de se réinventer en embrassant son identité plurielle.
Après tes romans (Valide, Vaillante, Vandale,) tu publies un livre à mi-chemin entre l’essai et le récit. Tu écris d’ailleurs vivre au croisement de la fiction et du réel. Ça se traduit comment?
Chris Bergeron : Au fil du temps, on est passé d’Homo sapiens à Homo editorialis. On voit tout à travers le prisme des histoires qu’on se raconte sur nous-mêmes et sur le monde qui nous entoure. Donc, il n’y a pas que moi. Le matin, on rentre dans le métro avec nos écouteurs et on commence à se faire un film sur la vie qu’on va avoir. Ce film est influencé par les images qu’on a vues sur les réseaux sociaux, dans les séries et partout. On est dans une forme de fantasme permanent de nos vies.
Tu as écrit ce livre en prônant la vertu du chaos, du sauvage, du vivant et des idées qui germent dans les fissures. Quelle liberté ça t’a procurée d’assumer ça?
Chris Bergeron : Je ne voulais pas écrire un essai théorique. D’abord, je n’en ai pas la capacité ni la rigueur. Je préférais raconter ce que je ressens de la manière la plus directe possible en utilisant le mécanisme du roman et en me penchant uniquement sur le quotidien qui, lui, est imprévisible. Je voulais que ce livre ressemble au format dominant de notre époque : les réseaux sociaux. Il se lit comme on pourrait scroller son feed, d’une micro-histoire à une autre, tout en ayant un fil rouge qui traverse le tout : cette notion du fake. J’alterne entre des moments de profondeur et de superficialité assumée.

Tu remets en question le concept de vérité et tu illustres à quel point on s’invente des identités. Si tu étais devant quelqu’un qui se dit purement authentique, que lui répondrais-tu?
Chris Bergeron : Une personne qui se croit 100% authentique, c’est soi le dalaï-lama qui a passé des milliers d’heures dans la méditation ou quelqu’un qui se ment. L’authenticité est devenue une marque, un style qu’on se donne, souvent basé sur un refus du changement et peut-être une paresse. Il y a des gens qui se disent authentiques qui ont beaucoup travaillé pour se défaire au maximum de tout ce qui viendrait des pressions de la société et d’autres qui ont accepté un formatage qui correspond tellement à leurs ambitions que ça semble être leur moi profond. Il faut se méfier de ce sentiment d’authenticité.
Tu donnes l’exemple des gens qui se détournent de l’actualité dramatique pour se réfugier dans le doux. Donc, c’est comme si on se construisait un univers parallèle pour se préserver?
Chris Bergeron : Absolument. À la limite, célébrons-le. Il y a un petit château de fake dans ma tête où je peux me réfugier, mais pour mieux en ressortir et affronter la vie après. Quand on ne nomme pas les choses, peut-être qu’on reste trop dans un monde fantasmé qu’on prend pour une réalité objective. Toute la polarisation de la société nous pousse à rester campé.es sur nos opinions et dans nos mondes imaginaires.
Tu as peur des absolus, de la finalité et des opinions qui ne peuvent changer. Tu préfères les personnes qui osent se réinventer. Pourtant, elles effraient les autres. Pourquoi?
Chris Bergeron : Parce que dans un monde saturé de signaux, quelqu’un qui change d’avis,
qui doute et qui n’arrive pas avec des réponses claires et facilement assimilables, c’est quelqu’un qui rajoute au bruit. On ne peut pas classer cette personne facilement dans nos petites cases. Et aujourd’hui, l’inclassable a moins de valeur dans nos sociétés. Je le vois en tant que publicitaire : on s’échine à cibler les gens comme si les consommateurs étaient des animaux qu’on veut tirer à la carabine. Et pour ça, il faut être catégorisable. On peut leur vendre des choses. On peut anticiper leurs votes et leurs liens sociaux. Ça a une très grande valeur de pouvoir tracer une destinée préétablie aux gens.
Tu prônes le fait d’être plurielle. Est-ce que tous les humains ont la force de l’être?
Chris Bergeron : Non, car ça prend énormément d’énergie et de temps, alors qu’on vit dans une société qui va très vite. Si on doit aller vite dans une machine bien huilée, on ne peut pas être un boulon qui change de forme chaque jour, sinon la machine va capoter. Si on devient des millions dans la machine à se métamorphoser, ça ne fonctionnera plus. D’ailleurs, je pense que c’est un peu le mal-être généralisé qu’on ressent : il y a beaucoup de gens qui ne veulent plus se fondre dans ce format unique et permanent, et qui aimeraient retrouver une forme de souplesse. Mais cette souplesse est exigeante.
Le livre explore le fake, la vérité et l’image de manière générale, mais tu donnes aussi des exemples tirés de ta vie de femme trans. Pourquoi les personnes trans sont-elles perçues comme l’ultime transgression?
Chris Bergeron : Parce qu’on a un attachement millénaire aux codes de genres qui participent à une notion de productivité, d’ordre social et des éléments scientifiques déjà dépassés, car souvent les gens qui disent que les personnes trans n’existent pas semblent mettre de côté la possibilité qu’un jour on trouve l’hormone trans ou la mécanique de cerveau trans. Je ne crois pas qu’on devrait la chercher, car ça ouvrirait à des sortes d’eugénisme, mais mon point, c’est que si ça existe dans la nature, ça existe dans la nature. Les gens nous voient comme des mauvaises herbes qui viennent salir leur beau tableau. Ils craignent que le changement soit une érosion plutôt qu’une évolution.
Pour qui as-tu écrit ce livre?
Chris Bergeron : Je l’ai écrit, car il y a peut-être des gens qui m’entendent à la radio et qui sont rebutés par la présence de robots et de science-fiction dans mes trois autres livres. Cette fois, il n’y a rien de ça. Je voulais aussi exprimer ma pensée de manière directe en m’adressant à un plus grand public. Ça s’adresse aussi à mes lecteurs habituels qui cherchaient peut-être plus de profondeur sur certains sujets.
INFOS | FAKE de Chris Bergeron, éditions XYZ, Montréal, 2025, 264 pages.

