Une nouvelle amie a ébranlé mes certitudes. Mariée à un homme, mère de famille, en couple avec un deuxième amoureux et n’ayant aucun intérêt pour la gent féminine, elle dit faire partie du spectre de la queerness. Instinctivement, j’ai cru qu’elle s’appropriait un monde qui n’était pas le sien. Puis, je suis allé au-delà de ma réaction primaire et j’ai compris que les polyamoureux avaient, eux aussi, leur place dans nos communautés.
Si votre premier réflexe est de monter aux barricades pour affirmer que les maudit·es wokes veulent ajouter un « P » à l’acronyme communautaire, qu’il y a déjà trop de lettres, que vous n’arrivez plus à suivre et qu’on est en train de détruire les fondements de la société, je vous invite à boire une camomille et à revenir nous voir quand vous aurez envie de réfléchir à un monde en mouvance, plutôt que de vouloir le rigidifier parce que c’est moins forçant de même.
Revenons à nos moutons polyamoureux. Dans plusieurs cas, leur queerness est une évidence. Pensons à un trouple de trois hommes. À un trouple formé de personnes aux genres variés qui partagent une intimité émotive et sexuelle. À une lesbienne avec deux blondes qu’elle rencontre séparément. À un homme trans qui a deux partenaires qui se voient de temps à autre. Tous ces exemples impliquent des formes diverses d’homosexualité, de bisexualité, de pansexualité, d’identités de genre en dehors de la binarité, et plus encore.
Mais qu’en est-il de l’amie dont je parlais en introduction ? Malgré de rares expériences avec des femmes durant sa jeunesse, elle se dit hétérosexuelle. Son mari et son amoureux sont deux hommes qui n’ont pas noué de relation entre eux. Ils se connaissent, ont déjà soupé tous les trois ensemble, mais ne partagent aucune forme d’intimité. Seule mon amie entretient un lien privilégié avec chacun. On pourrait donc résumer le tout à de l’hétérosexualité vécue avec deux partenaires. Pourtant, il y a plus…
La notion de queer ne se résume pas aux orientations sexuelles et aux identités de genre. Queeewa ? Ce mot-là veut encore dire une autre affaire ? D’une part, on l’utilise souvent comme un terme englobant les franges de nos communautés 2SLGBTQIA+. D’autre part, on en fait une identité qui expulse les codes imposés par la binarité homme/femme et hétéro/homo, en vivant dans une forme de fluidité. On peut également y voir une dimension politique.
En effet, aux yeux de bien des gens, être queer est une vision du monde. Un rejet de nombreux codes et structures. Un refus de se laisser enfermer dans une boîte. Une revendication de l’éclaté, du souple, du flou et du poreux. Une existence en dehors des lignes, des murs et des frontières. Le jour où j’ai pris conscience de cela, j’ai compris pourquoi mon amie straight considérait que son polyamour appartenait au monde queer.
Est-ce que cette information efface la valeur de ma réaction initiale ? Mon amie essaie-t-elle, inconsciemment et sans intention malicieuse, de s’approprier notre monde ? Nos communautés ne sont-elles pas formées de personnes qui ont appris à assumer leurs différences à la face du monde, en refusant de suivre le chemin tracé devant elles, en tournant le dos aux attentes sociales et en écoutant leur vraie nature ? Ne sommes-nous pas des millions à avoir souffert de notre orientation sexuelle ou de notre identité de genre non traditionnelles ? À avoir tenté de changer ou de nous cacher ? À avoir été victimes d’insultes, de violence et d’exclusion ? L’appartenance au queer ne vient-elle pas avec un lot de souffrances et de combats, à petite et à grande échelle ?
Oui, dans plusieurs situations. Mais avec le recul, je réalise que mon amie peut, elle aussi, revendiquer certains de ces éléments. Je ne surprendrai personne en affirmant que le couple hétéro monogame est encore l’un des socles de nos sociétés. Comme elle n’adhère pas à la monogamie, mon amie détonne. Vous me direz qu’il est possible de vivre le polyamour dans la discrétion, sans que le reste du monde ne l’apprenne et que #lesgens partagent leur opinion non sollicitée sur le sujet. C’est probablement vrai. Mais comme mon amie est du genre à s’assumer, elle a discuté de sa dynamique amoureuse avec ses enfants, ses parents et ses beaux-parents. Les réactions furent nombreuses… et pas toujours joyeuses !
À sa manière, elle compose avec les regards extérieurs, l’incompréhension et le jugement, parce qu’elle n’entre pas dans la case du couple traditionnel. Elle ne s’est jamais endormie à l’adolescence en rêvant de changer d’orientation sexuelle ; elle n’a pas eu d’idées suicidaires en réaction à une dysphorie de genre ; elle n’est pas ostracisée au quotidien en raison de ses préférences (les hommes) ou de son identité. Mais sa dynamique relationnelle fait exploser les codes. Et ça, c’est profondément queer… que vous le vouliez ou non.
S’il existe une quantité impressionnante de gais et de lesbiennes qui font tout pour correspondre au moule hétéronormatif en se tenant loin des codes de la culture queer, je ne vois pas pourquoi il n’y aurait pas d’espace pour les hétéros polyamoureux dans le monde queer.

