J’aime que l’on me raconte des histoires qui transcendent la réalité, nous proposent des effractions singulières pour l’appréhender différemment. Et c’est ce que nous offrent Corps fantômes présenté jusque fin novembre au théâtre Jean-Duceppe. À travers des événements historiques de plus en plus invisibilisés malgré la ténacité de beaucoup à conserver cette mémoire, cette fresque nous rappelle l’importance de la solidarité, de la résistance, de l’amour, et la nécessité de nous tenir debout.
Inspirant, vivifiant, émouvant, une superbe production portée par l’intelligence du texte, de la mise-en-scène, et par l’excellence des comédien.ne.s sur scène.

Sida, assassinat de gais dans le Village, descente de police. Nous sommes dans les années 90 et cela ne fait pas les manchettes des journaux, sinon quelques lignes dans la rubrique des faits divers. Face à ce constat, quelques activistes décident de réagir, de forcer le gouvernement québécois à ne plus être complice par son silence de cet état de fait. À travers le carnet donné à une jeune femme rédigé par son père qui vient de mourir, on retraverse par différents tableaux cette période houleuse pour sortir de la honte, de la clandestinité, de la marge de nos sociétés. Qui se souvient, que lors de manifestations, il y avait des snipers de la police en place sur les toits des édifices, ou encore des descentes policières mitraillettes au poing dans les bars ?

La magie de Corps fantômes tient dans cette incroyable capacité à nous remettre dans l’ambiance exacte de ces années difficiles pour nos communautés. Tout y est et sans aucun tabou. Pendant plus de quatre ans, un travail colossal a été réalisé par l’équipe pour coller au plus près de l’époque revisitée. Longue recherche dans les archives, entrevues menées avec les principaux acteurs et actrice de l’époque, écriture d’un texte collectif. Le tout transfiguré par la magistrale mise-en-scène de Maxime Carbonneau qui, à la manière d’un chef d’orchestre, a su avec les 16 comédien.ne.s livré une partition parfaite.

Face à ce constat sombre du début de la décennie 90, comment réagir. Manifestations, sit-in, die-in, kiss-in, menaces de « outer » des politiciens dans le placard, toutes les stratégies étaient évaluées pour dire collectivement un « Ça suffit ! ». Derrière cette résistance qui s’organisait, quelques personnes ont osé se lever. On les retrouve sur scène incarné.e.s par des comédien.ne.s. Corps fantômes rend un hommage à ses pionniers et pionnières. Certain.e.s étaient d’ailleurs dans la salle, comme Michael Hendricks, Roger Leclerc ou Claudine Metcalfe.

Soulignons l’engagement généreux des comédien.ne.s sur scène, leur complicité malgré leur nombre, et qui redonne toute sa profonde valeur au mot troupe. Il serait trop long de tous les nommés, retenons celui de Gabriel Cloutier-Tremblay qui joue Félix Côté, celui qui a écrit dans son carnet une pièce que découvre une trentaine d’années sa fille. Félix Côté est fil conducteur puisqu’il est de tous les tableaux, ou Philippe Cousineau qui rend vie à la poétesse Josée Hivon, drôle et tellement juste dans ses propos.

Si on va au théâtre pour rire et pour pleurer, c’est bien. Si les émotions ressenties nous amènent plus loin, à réfléchir sur ce que nous sommes comme individu.e.s ou comme collectivité, c’est encore mieux, et Corps fantômes atteint cette cible. Bien sûr, pour les communautés 2SLGBTQ, les choses ont changé. Quoiqu’il reste encore beaucoup de travail à faire. Mais les vents contraires commencent à se faire ressentir, ici comme ailleurs. On assiste à des reculs. Corps Fantômes entre alors en résonance avec ce que nous vivons aujourd’hui, comme une piqûre de rappel bienvenue.
Un très grand moment de théâtre à ne pas rater.
INFOS | Corps Fantômes. Du 21 octobre au 22 novembre 2025. Écriture collective : Script Édition : Dany Boudreault. Mise en scène : Maxime Carbonneau. En coproduction avec la Messe Basse

