«Si ce texte était une pièce de théâtre, c’est avec ces mots-là qu’il faudrait commencer : un père et un fils sont à quelques mètres l’un de l’autre dans un grand espace vaste et vide». C’est ainsi que débute la préface d’Édouard Louis de son livre Qui a tué mon père. Le metteur en scène, Jérémie Niel, a pris l’auteur au mot puisqu’il a installé ce huis-clos entre un père et un fils sur la scène du théâtre de Quat’Sous.
Un exercice difficile puisque loin de vouloir nous raconter une belle histoire jouant de tous les codes théâtraux en usage, Jérémie Niel a décidé de coller au plus près au choix esthétique et politique d’Édouard Louis, l’auteur. Édouard Louis, dans la foulée d’Annie Ernaux, et dans une certaine mesure, de Marguerite Duras, refuse toute forme d’écriture romanesque. Le style se situe plus dans le cadre de la monstration sans se soumettre aux différents ressorts habituels pour rendre une œuvre séduisante, captivante. En fait, refuser tous les artifices esthétiques qui pourraient nous détourner de ce que l’auteur souhaite mettre en évidence. Ou encore, pourrions-nous dire, d’enjoliver une réalité insoutenable et inacceptable pour le public. Les deux personnages de Qui a tué mon père ne sont pas plus grands que nature, ils ne sont pas emblématiques d’une classe sociale ouvrière et écrasée par une société pour laquelle ils ne comptent pas. Ils viennent et font partie d’une très grande majorité de la population constituée d’oublié.e.s, des sans-voix, de celles et ceux qui ne franchiront pas la porte d’un théâtre entre autres.
Alors la mise en scène de Jérémie Niel est déroutante parce qu’elle refuse toute complaisance. Le texte se déploie par la bouche du fils, interprété par Félix-Antoine Boutin, face à son père, magistralement interprété par Martin Faucher, tout en nuance mais silencieux. L’homme ne peut se dire, il ne sait pas se dire. En revanche, l’exposition de son quotidien ne nous est pas épargner. Il prépare littéralement sur scène son repas qu’il partagera avec son fils. Les moments triviaux et bien loin de ce que l’on peut retrouver sur une scène, ne nous sont pas épargnés. Martin Faucher, épluche et coupe un oignon, le fait frire, ouvre une boîte de conserve et en réchauffe le contenu, puis les deux hommes partagent ce frugal repas. Et pendant qu’ils mangent, le fils continue de parler.
Aucune provocation dans les propos du fils, le huis-clos n’est pas un ring pour une confrontation, mais une évocation, une simple évocation – mais qui en dit long – de souvenirs du fils sur son père, de ce qu’il a pu en percevoir dès son plus jeune âge, mais aussi des rares moments qu’ils ont partagés. En toile de fond, l’emprisonnement dans le silence, parce que les petites gens n’ont rien à dire, parce que parler serait peut-être un pas vers autre chose, mais surtout une prise de conscience de leur insupportable condition.
Petite concession dans la mise en scène qui nous en met plein la vue, mais sur un autre registre que celui conventionnellement accepté, le fils se souvient d’une photo de son père jeune déguisée en majorette, un soir après une soirée fortement alcoolisée – l’alcool comme la cigarette sont le baume de la souffrance. Martin Faucher apparaît dans un tableau, déguisé en majorette. Le grotesque du costume, du maquillage et de la gestuelle de ce père grimé, attablé à une table, se révèle comme un coup de poing. Rien de drôle, ni de comique, mais seulement le pathétisme.
Autre choix de la part du metteur en scène de ne pas couper à la toute fin, le rappel politique et historique des différentes lois et règlements choisis par les gouvernements qui ont contribué à préserver et à reconduire de génération en génération cette misère sociale. Bien sûr, cela peut apparaître comme un peu “drabe”, mais ce rappel est nécessaire parce qu’il souligne que ce père muet est bien ancré dans la réalité.
Au cours d’une entrevue, Jérémie Niel déclare qu’il avait choisi le naturalisme dans la pièce. Il faudrait parler d’un néo-naturalisme pour ne pas entraîner de confusion avec ce que l’on a étiqueté de théâtre naturaliste qui n’en était pas un puisque soumis à des codes de narration et de mise en scène jouant sur les artifices. Et le metteur en scène ose secouer les colonnes du temple, ose aller vers une représentation cynique du monde, à l’image de ce monde dans lequel nous vivons.
Qui a tué mon père pourrait se lire comme comment tué un certain théâtre en le dépouillant de tout ce qui pourrait nous éloigner du propos, de l’adoucir, ou encore de nous faire pleurer dessus mais qui n’aurait aucune incidence sur le cours des choses, en somme un plaidoyer pour un théâtre de l’action, et non un théâtre uniquement de divertissement. La pièce se révèle alors d’un accès difficile mais contient des éléments salvateurs qui viendront nous bousculer si nous en acceptons la proposition.
INFOS | Qui a tué mon père, un texte d’Édouard Louis, dans une mise en scène de Jérmie Niel, au Théâtre de Quat’Sous, jusqu’au 10 décembre
Billets : www.quatsous.com