Le magazine têtu· (longtemps connu sous le nom Têtu) célèbre cette année son 30e anniversaire. Trois décennies marquées par des couvertures chocs et des entrevues mémorables, mais aussi par des périodes plus difficiles pour le média, fondé en 1995 par Didier Lestrade et Pascal Loubet. On a parlé avec son directeur de la rédaction, Thomas Vampouille.
Comment s’est déroulée cette année d’anniversaire ?
Thomas Vampouille : C’est quelque chose qu’on a fait durer toute l’année. têtu· est né à l’été 95, le premier numéro est sorti en juillet 95, donc notre numéro spécial a été notre numéro d’été, avec Bambi en couverture. Bambi, icône trans qui va fêter ses 90 ans en novembre… Ça a bien marché, ça a été salué et je suis content parce que ce n’est pas évident de faire une couverture anniversaire ! Et puis on a fait des événements autour de la pride. On finira l’année le 10 décembre avec les Awards, la cérémonie des remises des Têtu de l’année, qu’on fait maintenant depuis trois ans et qui aura évidemment une dimension « anniversaire » un peu spéciale. têtu·, comme beaucoup de publications queers, a eu des difficultés, a disparu par moment, et donc c’est vraiment une fierté de pouvoir fêter ses 30 ans.
Dans ce numéro spécial, tu mentionnes de nombreuses couvertures mémorables. En as-tu une préférée ?
Thomas Vampouille : Avant que j’y travaille, moi, j’aimais beaucoup celle de Mylène Farmer dans les années 2000. Mylène Farmer, c’est la seule star, à ma connaissance, qui a fait trois fois la cover de têtu·. Parce que, évidemment, c’est une icône gaie par excellence en France. On était donc en 2008. têtu· était habitué des coverboys qui ont fait sa réputation, mais il n’y avait pas que ça. Et puis donc il y avait Mylène Farmer qui se rasait. Alors, évidemment, 20 ans plus tard, ça paraît un peu désuet comme type d’imagerie parce que les interrogations sur le genre sont beaucoup plus poussées. Mais voilà, c’était une première étape. Ça reste une des couvertures dont on reparle le plus souvent, parce que c’est Mylène et que beaucoup ont le poster à la maison.
Et depuis que tu y travailles ?
Thomas Vampouille : Plus récemment, c’est dur de choisir ! J’avais adoré celle de Léon Salin, à l’automne dernier. Il est torse nu et c’est un clin d’œil à l’histoire de têtu·, parce que ça rappelle les fameux coverboys, mais c’était la première fois, pour le coup, que c’était un homme trans. L’astuce évidemment me plaisait, surtout qu’elle a fait son effet. C’est une couverture qui m’a particulièrement tenu à cœur. Il y en a une autre, qui n’est jamais citée, mais parce que c’est une cover unique dans l’histoire de têtu·, c’est celle qu’on a fait au printemps 2022 [qui montre des poupées russes portant les visages de Vladimir Poutine, Viktor Orban, Marine Le Pen, Eric Zemmour et Donald Trump] et qui est la seule cover politique de l’histoire. C’était un défi de faire une Une qui ne soit pas ni sur une star ni sur un beau gosse, qui soit centrée sur un message politique. C’est une Une qui, malheureusement, vieillit bien parce que le message est toujours d’actualité et ses protagonistes sont toujours là.
Le magazine est-il encore en péril ? Y a-t-il un danger politique ou financier qui menace têtu· ?
Thomas Vampouille : Le principal danger est financier, comme toute la presse écrite grosso modo, spécialement la presse spécialisée et spécialement la presse LGBT. têtu· quand c’était né, c’était une petite chose, mais qui très vite a eu le soutien de Pierre Berger à l’époque, qui était donc le compagnon et l’homme d’affaires derrière Yves Saint-Laurent. Il a financé têtu· depuis son lancement en 95 jusqu’à ce qu’il le vende quelques années avant sa mort en 2012 ou 2013. Et là, il y a eu des difficultés, parce qu’évidemment c’était l’idéal d’appartenir à un multimillionnaire gai militant socialiste. C’était idéal et à la fois, aujourd’hui, je préfère les choses comme elles sont. Il y a eu une liquidation en 2015, puis une tentative de relance en 2016-2017, mais les actionnaires sont partis, donc c’était re-mort. Là, l’actuelle relance, elle date de 2018. Et, depuis 2018, on a déjà eu des péripéties, puisqu’on a eu un redressement judiciaire du groupe auquel il appartenait en 2023. On a été racheté au printemps 2024 par l’actuel groupe [soit l’OBNL Groupe SOS et la fondation Le Refuge]. Ce qui est bien dans cette histoire, c’est qu’ils sont solides et qu’on est à l’abri. Mais néanmoins, ça ne nous exonère pas. [Il faut] trouver les moyens de notre équilibre économique, parce que le meilleur moyen d’être indépendant c’est quand même de trouver un modèle économique convaincant qui nous permet de tenir tout seul. Et là, en l’occurrence, je ne suis pas inquiet à ce niveau-là. [Plutôt que d’avoir uniquement recours aux abonnements et la publicité], le but ça a été de faire une diversification économique, c’est-à-dire d’y adjoindre une entité qui s’appelle Têtu Connect et qui fait de la formation en entreprise sur l’inclusion. Ça, c’est rémunéré — parce que les petites entreprises ont maintenant des budgets [pour ça] —, et donc c’est par ce biais-là maintenant que têtu· trouve son équilibre. Le magazine fait la marque, le prestige et la réputation et Têtu Connect a des contrats en entreprise pour faire avancer l’inclusion en entreprise et gagner de l’argent des budgets de formation. C’est un modèle proche d’atteindre son équilibre.
têtu· pourrait-il perdre sa pertinence en vue des avancées au niveau des droits des personnes LGBTQ+ ?
Thomas Vampouille : Je me souviens quand j’étais en 2013, quand on a voté le mariage pour tous. Il y a eu un petit flottement — mais qui a duré quelques secondes ! — chez les militants, les journalistes spécialisés etc. et on s’est dit : « Bon, bah, maintenant qu’on a le mariage, qu’est-ce qu’on va faire ? » On s’est demandé deux secondes si c’était pas la fin de l’histoire et à quoi servirait un média comme têtu· maintenant que les combats essentiels étaient gagnés. Bon, encore une fois, ça n’a duré que quelque secondes, parce qu’on s’est souvenu que tous les combats ne sont pas terminés et que, de toute façon, ces combats ne sont pas acquis. Il faut poursuivre la lutte, notamment la lutte évidente contre l’extrême droite. C’est l’ennemi à la fois le plus évident et le plus dangereux dans nos sociétés occidentales depuis quelques années. De toute façon, moi, je pense que, in fine, même quand on aura fini de lutter, qu’on aura gagné tous nos droits — ce que je ne verrai pas de mon vivant à mon avis —, je pense qu’on aura quand même aussi fait la démonstration qu’on a, à travers nos décennies de combat et de lutte, développé une culture queer, une expertise sur bien des sujets. On a un regard queer sur le monde à défendre.
INFOS | https://tetu.com

