Avec Plainclothes, son premier long métrage, Carmen Emmi déterre un chapitre de l’histoire queer américaine et transforme la persécution d’État en une méditation troublante sur l’amour, la loyauté et les calculs cruels de la survie.
Quarante minutes après le début du film, une scène concentre toute la puissance de cette œuvre discrète et ravageuse : Lucas, jeune policier en civil incarné par Tom Blyth, croise son reflet dans le miroir d’une toilette publique. Sous la lumière vacillante, son visage passe de l’ombre à l’éclat cru : le chasseur découvre la proie, et l’homme de loi contemple sa propre faute. En un battement de cœur, Plainclothes bascule de la chronique sociale au drame existentiel.
L’action se déroule à Syracuse, dans l’État de New York, au milieu des années 1990, à l’époque où l’écart entre morale publique et désirs privés atteignait un sommet toxique. Issu de la classe ouvrière, Lucas participe à des opérations d’infiltration visant à piéger des hommes gais dans les lieux publics. Ce qui aurait pu n’être qu’un récit de scandale se transforme, sous l’œil d’Emmi, en réflexion sur la peur collective de la masculinité et de la différence.
La tension culmine lorsque Lucas s’attache à Andrew, interprété par Russell Tovey avec une tendresse blessée. Marié, tapi dans le placard, Andrew incarne la vulnérabilité d’un animal traqué. Tovey livre une performance d’une humanité bouleversante : chaque regard, chaque geste hésitant révèle la tragédie d’une existence sous surveillance. Le scénario d’Emmi refuse la simplification morale. Lucas n’est pas seulement un policier refoulé : c’est un jeune homme qui a trouvé dans l’uniforme une stabilité et une virilité valorisées. Sa mission l’oblige à réprimer chez les autres les désirs qu’il commence à reconnaître en lui. Emmi en fait l’autopsie lucide d’un système qui pousse ses victimes à devenir les agents de leur propre oppression.
Tom Blyth livre une composition d’une précision rare : chaque rire nerveux, chaque main tremblante en allumant une cigarette exprime la lutte entre la peur et le désir. Son jeu, tout en retenue, donne au film sa tension permanente. La mise en scène rejette l’esthétique soignée des reconstitutions historiques. La caméra, souvent intrusive, épouse le regard d’un surveillant : elle traque les gestes furtifs, les échanges de regards, les silences lourds de menace. Parcs, toilettes et ruelles deviennent des espaces à double tranchant, lieux d’érotisme et de danger. La surveillance y prend une dimension psychologique : vivre caché, c’est apprendre à se surveiller soi-même.
Ce qui distingue Plainclothes de bien d’autres drames LGBTQ+, c’est sa compréhension aiguë des rapports de pouvoir. L’homophobie n’y est pas simple haine, mais mécanisme institutionnel : elle modèle les corps, les lois, les consciences. En plaçant Lucas à la fois du côté de l’oppression et de la vulnérabilité, Emmi met à nu une société qui se nourrit de ses propres contradictions.
INFOS : du 20 au 30 novembre
Pour vous procurer des billets https://image-nation.org/festival-2025
Le titre, Plainclothes — « en civil » — résume cette ambiguïté. Chacun porte un déguisement : le policier, l’homme marié, l’amant. L’uniforme, même invisible, agit comme une armure et une prison. Sortir du placard, ici, ne signifie pas seulement révéler son orientation, mais défaire tout un système de façades et d’attentes sociales.
Entre Blyth et Tovey, la chimie est électrique, mais leur lien repose moins sur la passion que sur la reconnaissance : chacun voit en l’autre le reflet de sa propre fracture. Dans ces moments volés, Plainclothes atteint sa dimension la plus poignante — celle d’un film sur le courage de désirer, même quand le monde entier nous observe.

