Le 21 octobre 1977, la police effectuait une descente au bar Truxx et arrêtait 114 hommes accusés de s’être trouvés dans une « maison de débauche ». Les descentes de police n’étaient pas rares à l’époque mais, pour la première fois, les militants ripostent, en organisant une manifestation de protestation le lendemain soir aux abords du bar. Mille gais se joindront au Comité anti-répression de l’ADGQ (Association pour les droits des gais du Québec). L’événement, extrêmement médiatisé, fera la une du Journal de Montréal et sera couvert par plusieurs chaînes de télévision. Considérée par beaucoup comme le Stonewall québécois, la descente au Truxx marque un tournant dans les rapports que la communauté va entretenir avec la police. Salem Kidwai, historien à l’Université de New Delhi, se trouvait au Truxx lors de l’irruption de la police. Étudiant étranger à McGill, il fut traumatisé par la descente et ses conséquences. Il quitta le Canada sans terminer son doctorat. Vingt-cinq ans plus tard, il se souvient de cette nuit mémorable qui le marqua à jamais. Lui qui rêvait de liberté en venant à Montréal n’y est jamais revenu depuis. Je me souviens…
Le témoignage de Salem Kidwai
« J’étais en train de payer ma bière au Truxx lorsque s’est produite la descente de police à l’automne 1977. Cette nuit-là a changé ma vie sur beaucoup d’aspects, même si elle apparaît aujourd’hui comme un épisode un peu ridicule.
Il y a eu des manifestations de protestation les soirs suivants la descente. Peu de temps après, la Commission des droits de la personne du Québec incluait dans sa charte l’orientation sexuelle comme un droit ne devant plus être discriminé. Je me souviens de mes sentiments en lisant cette nouvelle parce qu’elle ne pouvait chan-ger ma situation.(…) J’ai lu récemment que le Canada reconnaissait le droit de procéder à des unions légales. Il est encourageant de voir ces changements qui, évidemment, adoucissent les arêtes vives de l’histoire. Il est aussi gratifiant d’avoir fait partie de cette histoire, même accidentellement.
À l’époque, j’avais 26 ans. J’étais timide mais avide de la liberté qu’offrait Montréal. J’étais arrivé un an plus tôt pour m’inscrire au doctorat à l’Université McGill. Je n’avais nullement besoin de ce diplôme. J’enseignais à l’Université de Delhi depuis trois ans, j’étais titulaire de mon poste et donc libre de prendre une année sabbatique. J’avais heurté le professeur responsable, my wanna-be patron, quand je lui avais annoncé que je voulais du temps libre. « Pourquoi voulez-vous obtenir un diplôme de là-bas? » me demanda-t-il. « Que devient votre thèse ici? Vous l’avez laissé tomber après avoir travaillé dessus pendant deux ans. Prenez du temps et finissez-la cette année. Je vous promets que je vous enverrai dans toutes les conférences que vous voudrez. » Je ne pouvais pas répliquer : « Ce n’est pas cela. Je suis gai. J’ai 24 ans et je ne suis jamais allé dans un bar gai. Je ne peux plus attendre. Je veux rencontrer d’autres gais. Je veux voir à quoi ressemble la libération gaie en Amérique du Nord. Je veux goûter à cette liberté. Je veux connaître cette vie sans peur. » À la place, j’avançais quelques explications rationnelles comme celle d’étendre mon champ de spécialisation, etc. Il me signa les papiers, mais me considéra à partir de ce jour comme un excentrique, sans ambition, un dilettante. (…)
Un de mes proches amis en Inde m’avait dit : « N’essaie pas de rencontrer quelqu’un ici. Ça prend six mois pour savoir si un gars en est ou pas. Il faut partir d’ici. » Nous avions parlé de vivre dans un monde où comme gais nous pourrions aimer librement. Avoir du sexe était facile en Inde. Le réseau était bien organisé, discrètement, dans l’ombre, mais très fréquenté. Il y avait les parcs, les toilettes publiques. Il y avait aussi les autobus bondés où l’on pouvait atteindre l’orgasme sans que l’entourage ne s’en rende compte. Évidemment, il y avait aussi des maîtres-chanteurs et des agresseurs. Pire, il y avait les policiers qui se servaient de lois obsolètes pour soutirer, pas seulement de l’argent, mais des faveurs sexuelles. Les lois qui criminalisaient l’homosexualité étaient rarement utilisées et seulement quand il était question du viol d’un mineur.
Ma découverte des libertés du Nouveau Monde libre n’a pas été rapide. L’installation, le mal du pays et mon premier hiver rigoureux ont pris tout mon temps. Mes virées dans des lieux gais étaient très limitées. Le guide que l’université m’avait envoyé mentionnait le Peel Pub comme une place pour les gais. J’étais passé quelques fois devant, essayant de jeter un oeil à l’intérieur avant que, finalement, je prenne une grande respiration, enfile mon parka et m’y rende. J’y suis retourné quelques fois. Ce n’était ni accueillant, ni amical. Les gars restaient habituellement en groupe et m’ignoraient ou me montraient un intérêt insistant qui me dérangeait. Ce n’était pas agréable d’être là seul.
Cependant, je m’étais fait des amis en dehors du pub et, finalement, ils me firent découvrir le Truxx au début de l’année 77. J’aurais été totalement intimidé si je n’avais pas eu un ami avec moi pour y aller les premières fois. Bientôt, je m’y rendrais sans aucune appréhension, tout comme je fréquenterais les bars voisins.
Quand je parle du Truxx, j’inclus les deux autres bars, le Mystique et le Rock’n’ball, au-dessus desquels se trouvait le Truxx. Il y avait un contraste aussi bien par l’ambiance que par les clients qui les fréquentaient. (…) Le Truxx était austère, dénudé et presque toujours plein. Un gars de Gay Line m’avait dit des patrons qu’ils étaient de style cuir et jeans. L’énergie sexuelle était palpable. Les gars ne perdaient pas leur temps à danser ou à écouter quelqu’un chanter. Certains prenaient des poses, d’autres étalaient leurs muscles, d’autres leurs vêtements de cuir. La plupart regardaient les gars et faisaient de leur mieux pour ignorer ceux qui les regardaient. Les conversations au Truxx n’étaient jamais longues. C’est au Truxx que je l’ai ramassé mon premier gars. Il était là à me regarder; moi, tout embarrassé, mais en même temps flatté. J’étais gêné et ne savais pas ce qu’il attendait de moi. Je n’ai pas eu longtemps à attendre, car il marcha vers moi et mit sa langue dans ma bouche sans même avoir prononcé une seule parole. Nous n’avons pas baisé le soir même, mais nous nous sommes arrangés pour nous revoir le lendemain. Le plus souvent, le gars venait vers moi quand il décidait de partir et me lâchait « Allez, viens. »
Cette nuit, je m’étais rendu au Truxx où j’achetais toujours ma bière parce qu’elle y était un peu moins chère. Avec un petit budget, je devais faire attention même les fins de semaine. J’aimerais savoir ce qui serait arrivé si j’étais allé au Mystique. Je n’en suis pas sûr, mais apparemment, il y avait autant de monde dans les trois bars quand la police a fait sa descente, mais la plupart des gars du Mystique et beaucoup qui se trouvaient au Rock’n’ball ont été relâchés tout de suite.
Cependant, je venais à peine d’arriver dans le bar quand les flics ont débarqué. Une étrange lumière éclaira le bar. C’étaient les faisceaux des lampes des casques des flics habillés en tenue de combat. Ils avaient tous des armes automatiques à la hauteur de la ceinture et se précipitaient comme s’ils avaient découvert une cachette de terroristes.
Cela me rappelait les opérations de commandos que j’avais déjà vues dans des films américains. Étions-nous les otages d’un dangereux criminel? Je me suis rendu compte que la réalité était plus noire. Nous étions les dangereux criminels. On nous ordonna de faire face au mur, d’y placer nos mains levées. Nous avons attendu ainsi pendant que nous étions formellement accusés en même temps qu’injuriés par la police. Toute cette mise en scène servait à porter éventuellement des accusations pour nous avoir surpris dans une maison de débauche.
Nous nous sommes retournés face à un agent debout au centre du bar qui inscrivait dans un carnet des informations personnelles et vérifiait nos identités. J’étais paniqué. Je prenais conscience rapidement que l’immigration n’aimait pas les homosexuels, particulièrement les étrangers, et avait le droit de leur supprimer leur visa. J’avais un visa d’étudiant et, à l’idée de l’expulsion, mes genoux tremblaient. Quand arriva mon tour, cela prit du temps pour épeler mon nom à consonance étrangère. Je ne voulais pas présenter ma carte d’étudiant et montrer ma carte d’assurance sociale. Comme le gars ne semblait pas content, j’essayais d’inventer une improbable explication. Je pense qu’il a pris ma nervosité simplement pour une mauvaise connaissance de la langue. Fatigué du temps que je lui prenais, il a décidé que c’en était assez avec moi. Il était tard et il y avait 180 autres gars à interroger. Je suis retourné à ma place en remettant mes mains sur le mur. Je ne me rappelle pas combien de temps nous sommes restés ainsi, mais je me souviens très bien que mes bras devenaient douloureux.
Nous avons ensuite été conduits aux camionnettes de police à l’extérieur. La foule était massée aux alentours du bar, il y avait les flashs des journalistes présents et une ou deux caméras de télévision. Il y a eu quelques cris de protestation et des huées. Je ne sais pas si les huées étaient pour nous ou pour la police. Nous avons été entassés dans les camionnettes. Nous étions aussi serrés que les bêtes emmenées à l’abattoir dans des camions en Inde. Nous devions repérer les quelques courants d’air pour respirer. Certains refusaient de renoncer à l’esprit d’une fin de semaine de sortie. Une fois la colère passée, et pendant toutes les heures qui ont suivi, je réalisais à quel point cette nuit-là a été marquée par l’humour.
Le premier arrêt a été au poste de police du centre-ville. (…) Après avoir passé le point de contrôle, nous avons été conduits dans les cellules. Nous étions environ une douzaine de gars enfermés dans des cellules qui contenaient seulement deux bancs. Les cellules étaient minuscules et la toilette était proche des bancs. La bière bue dans la soirée ne pouvait plus être retenue plus longtemps et bientôt les gars se serraient dans les coins pour que les autres puissent pisser. Le sol a été rapidement inondé par l’urine et l’odeur devenait insupportable. L’espace où nous pouvions nous tenir se réduisait de fait de manière draconienne. Enfin, quand nous avons été tous contrôlés, nous avons été de nouveau entassés dans des camionnettes et déplacés vers un autre de centre de détention.
Heureusement, il n’y avait plus de cellules, mais une salle avec quelques chaises. Il y avait des sandwiches immangeables et du café tiède. Cependant, il y avait une grande demande pour ce dernier. Avec l’arrivée du matin, beaucoup de gars ont commencé à ressentir la fatigue liée au stress et à s’allonger, sans se soucier des mégots de cigarettes et des marques de café laissées par les tasses en carton qui jonchaient le sol.
Mais le pire restait à venir. On nous a demandé de nous mettre en ligne, de baisser nos pantalons et nos sous-vêtements et de nous pencher par en avant. Nous avons attendu, penchés, pendant qu’un docteur sans âge avançait lentement le long de la ligne, enfonçant des morceaux de coton dans le rectum des gars, puis les étiquetant avant de les mettre de côté. C’était pour s’assurer que nous n’avions pas de MTS.
Un peu après midi, nous nous sommes présentés devant un magistrat. Nous avons plaidé non coupables de nous être trouvés dans une maison de débauche, et il nous a été communiqué une date pour nous présenter en cour. Une fois dehors, la première chose que j’ai remarquée a été le soleil aveuglant. Quelques gars m’ont annoncé qu’un groupe de défense des arrêtés était en train de se mettre sur pied pour offir une aide juridique. Ils m’ont aussi dit comment rester en contact avec eux.
J’ai filé à mon appartement et m’y suis enfermé en pensant que je ne pourrais plus jamais sortir en toute sécurité. Ce sentiment m’a habité longtemps. Était-ce là la liberté que j’avais voulu rechercher?
Dans les jours qui ont suivi, j’étais confus et complètement dysfonctionnel. Je ne pouvais pas aller à mes cours et j’ai été sévèrement réprimandé par un professeur de langue. Je me sentais désemparé et coupable. Tous les scénarios possibles se chevauchaient dans ma tête et prenaient la forme la plus effrayante dans mes cauchemars. J’étais effrayé à l’idée du procès, à l’idée d’être condamné, à la pensée de la publicité et du scandale que cela entraînerait. J’avais peur que l’on annule mon visa d’étudiant.
Si cela devait arriver, je préférais alors partir de moi-même plutôt que de voir dans mon passeport un timbre portant la mention : « Expulsé ». Et puis, comment faire face à mes collègues et aux autorités de l’Université de New Delhi? Comment expliquer ma soudaine réapparition? Que devrais-je dire? Trouverais-je des explications plausibles? Que je n’aimais plus la ville ! Que j’avais changé d’idée plus d’un an plus tard! Qu’est-ce j’allais dire à ma famille qui m’avait aidé financièrement? Que je revenais parce que j’avais été arrêté dans un bordel? Comment allais-je expliquer cela à mes amis homosexuels en Inde? La vérité les aurait conduits à rester encore plus cachés, eux qui vivaient dans la peur. Les espoirs que beaucoup mettaient dans la terre promise auraient été détruits. »
Le texte in extenso du témoignage de Salem Kidwai est publié dans le bulletin des Archives gaies du Québec (AGQ) que vous obtenez en devenant membre des Archives.