En 1937, Jean Marais, qui joue de petits rôles au théâtre et au cinéma, entre dans la vie de Jean Cocteau au moment où celui-ci cherche un nouveau souffle à sa création, une assise qu’on lui conteste. L’artiste se tourne vers le théâtre, met en scène son adaptation d’Œdipe-Roi et écrit un drame historico-féerique, Les Chevaliers de la Table ronde, deux pièces où Marais décroche le rôle principal.
Les représentations ne sont pas une réussite, mais Cocteau est amoureux fou du jeune homme, qui s’installe dans son appartement de la Place Royale. Jean Marais veut tout de même s’émanciper, il est attentif à sa carrière et, surtout, aux plaisirs multiples; l’autre Jean, son Pygmalion, s’il n’en éprouve pas du dépit, souffre de ce départ après plus d’un an de vie intime partagée avec « le plus beau garçon de Paris ». Leurs sentiments se subliment petit à petit en une relation père-fils.
Cocteau s’occupe entièrement de la carrière de son ex-amant. Il écrit le scénario de L’éternel retour, réalisé en 1943 par Jean Delannoy, puis tourne avec lui La belle et la bête (1946), Ruy Blas (1947), L’aigle à deux têtes (1948), Les parents terribles (1948), Orphée (1950) et Le testament d’Orphée (1960). Une longue et fructueuse collaboration, mais surtout pour Cocteau, un renouvellement de ses thèmes poétiques et romanesques par le cinématographe, qui le passionne.
Il n’y entre pas en dilettante mais en connaisseur des grands mythes grecs, avec Orphée et Le testament d’Orphée notamment, et en rénovateur de sa propre mythologie, apparue dans son œuvre littéraire et qu’il revivifie au cinéma : le mythe du miroir, du temps qui n’existe pas, des frontières entre le visible et l’invisible, de la figure du poète, etc. Il invente son propre langage cinématographique fait de ruptures narratives, de faux raccords, d’un travail inédit sur la bande-son, d’effets spéciaux (avec le déroulement inversé de la pellicule, le ralenti, la surimpression).
Ses films fascinent. Les jeunes critiques des Cahiers du cinéma, François Truffaut en tête, reconnaissent ce précurseur du septième art. Dans les années 1960, les cinéastes underground américains, comme Kenneth Anger, Gregory Markopoulos et Stan Brakhage, se disent ses héritiers. Il est si passionné par le cinéma, il tourne tant que sa santé laisse à désirer, d’autant qu’il n’abandonne pas l’opium. Son œuvre écrite est en difficulté.
Il écrit certes, mais cela lui demande plus d’énergie et de pauses maintenant, après cette guerre durant laquelle son attitude fut plus qu’ambiguë. Sous l’Occupation, malgré qu’il fut traité de tous les noms par les vichystes, il n’en a pas moins cherché des garanties en fréquentant le sculpteur nazi Arno Breker, à qui il rendra un vibrant hommage dans la feuille de chou collaborationniste Comoedia.
Étourderie de sa part? Naïveté? Attrait irrépressible pour les mondanités? Ou, tout simplement, son goût des compromis et un certain arrivisme? Ce faux pas lui coûtera cher. Lui qui se sentait mal aimé, se voit dépassé; le personnage éclectique et tapageur qu’il promène dans le Tout-Paris est méprisé. D’autant que l’après-guerre impose les noms de l’existentialisme, de Jean-Paul Sartre et d’Albert Camus en particulier. Puis André Gide et Paul Claudel, entre autres, sont au faîte de leur gloire. Il rêve du prix Nobel. Il s’en consolera et se montrera heureux d’entrer, en 1955, à l’Académie française parce qu’il pensait que cette reconnaissance en générerait d’autres.
Il se sent démodé. L’écriture est désormais consacrée aux textes intimistes, comme sa vie également: il achète une maison à Milly, non loin de Paris; il y vit la plupart du temps, en alternance avec ses séjours dans la villa de son amie Francine Weisweiller, dans le Sud de la France. Il est lié avec Édouard Dermit, un ancien mineur devenu cycliste, qui abandonne tout pour vivre avec lui et qui devient son secrétaire. Leur amour devient certes au fil du temps platonique, mais la présence tranquille de Dermit, icône ambulante de la beauté mâle, le réconforte. C’est à côté de lui, qui peint à temps perdu, que Cocteau poursuit sa production picturale quand il ne pouvait pas écrire.
Il se sent de plus en plus seul. Il essaie de s’en expliquer, en particulier dans La difficulté d’être (1947), une confession dans laquelle l’autobiographie côtoie la critique de soi, dans Journal d’un inconnu (1953) où la douleur et la mélancolie imprègnent les poèmes, dans Clair-obscur (1954), poésie sur les aspects mystérieux de la création, et dans Requiem (1962), une longue suite de 4000 vers où se mêlent souvenirs, légendes et mythes éternels. Sous le frivole Jean, le grave Cocteau apparaît, celui qui souhaite une œuvre dont la portée survivra à sa mort.
Les derniers mois de sa vie sont marqués par des infarctus en série. La tristesse et l’amertume l’habitent. Le chagrin de voir ceux qu’il a aidés lui tourner le dos le désespère. Il en est ainsi de Jean Genet, qui se montre souvent égoïste; pourtant, c’est grâce à Cocteau, qui prend connaissance de ses manuscrits durant la guerre et s’évertue à lui trouver un éditeur, que le nom de l’auteur de Notre-Dame des Fleurs circule. Il est vrai aussi que Cocteau ne se retrouve pas dans le théâtre de Genet, le trouvant moralisateur; mais il garde pour le poète libérateur toute son admiration. Genet sera le premier à appeler Édouard Dermit après l’annonce de la mort de Cocteau, le 11 octobre 1963.
En soixante ans, Jean Cocteau aura construit un univers solide et cohérent. Il a créé un monde qui lui ressemblait, qu’il a inventé de toutes pièces à l’aide de la plume, du pinceau, du plâtre, de la céramique, de la caméra. Longtemps sa vie a paru plus signifiante et vraie que son œuvre. Quarante ans après sa disparition, celle-ci est réévaluée, sa richesse redécouverte. Ses romans ne sont ni traditionnels ni réalistes; ce sont des histoires remplies de symboles, de références à la culture gréco-latine, de surnaturel, où la quête d’une identité se fait aux dépens de la conscience et de la mort.
Son théâtre confirme les préoccupations romanesques dans sa recherche de formes nouvelles, en inscrivant des schémas légendaires dans des situations contemporaines. Ses livres de poésie sont des manuels de savoir-vivre aux thèmes multiples et aux styles divers, une sorte de critique de soi faite d’élégance et de précision.
Son œuvre graphique est marquée par une sombre beauté masculine et ses dessins, tout en arabesques, sont dédiés au corps qui épanche sans honte une sexualité virile, heureuse, lubrique. Le cinéma lui a permis de consolider sa mythologie personnelle grâce à un sens extraordinaire du merveilleux qui le place en auteur avant-gardiste du cinématographe.
Grâce à une œuvre inépuisable, cocktail de fantaisie et de profondeur, l’enfant terrible que fut Jean Cocteau n’a pas vieilli. Et le mal-aimé est dorénavant aimé.
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Jean Cocteau / Claude Arnaud. Paris : Gallimard, 2003. 864p. (coll. Biographie)
Choix d’œuvres (produites après 1940) :
Écrites :
1945 : La belle et la bête : Journal d’un film. Paris: Éditions du Rocher, 1994. 266p.
1946 : L’aigle à deux têtes. Paris: Gallimard, 1993. 140p. (coll. Folio, no 328)
1947 : La difficulté d’être. Paris: Éditions du Rocher, 2003. 218p.
1949 : Orphée. Paris: J’ai lu, 1999. 122p. (no 2172)
1953 : Journal d’un inconnu. Paris: Grasset, 2003. 234p. (Coll. Les cahiers rouges, no 9)
1954 : Clair-obscur, préf. de Gaston Bachelard. Paris: Éditions du Rocher, 2003. 199p.
1960 : Le testament d’Orphée. Paris: Éditions du Rocher, 2003. 141p.
1961 : Requiem. Paris: Gallimard, 1983. 180p.
Filmiques :
En VHS :
L’aigle à deux têtes, The Museum Collection, novembre 1997, sous-titres anglais.
Les parents terribles, The Museum Collection, novembre 1998, sous-titres anglais.
En DVD :
Jean Cocteau’s Orphic Trilogy The Criterion Collection, mars 2001, sous-titres anglais; trois disques qui rassemblent Le sang d’un poète, Orphée et Le testament d’Orphée.
La belle et la bête, sous le titre The Beauty and the Beast, The Criterion Collection, février 2000, sous-titres anglais.