Lundi, 7 octobre 2024
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    Le corps, le monde, l’écriture

    J’ai souvent parlé dans Fugues des livres de Mathieu Riboulet, écrivain français inclassable, mais incandescent, mort d’un cancer du foie le 5 février 2018. Mais il est pourtant encore avec nous avec deux livres, Les Portes de Thèbes  et Compagnies de Mathieu Riboulet, un livre hommage de la part d’amis et de fervents lecteurs et lectrices de cet auteur. Riboulet est pour moi des plus grands écrivains de langue française. Son écriture rare et splendide demande de nous laisser porter par une prose riche, aux éclats presque aveuglants tant ils nous émerveillent.

    Les Portes de Thèbes est son ultime livre, qu’il a écrit en sachant que la mort l’attendait. C’est une œuvre testamentaire qui tire tous les fils de ses œuvres antérieures, dont Entre deux, il n’y a rien (2015) et Lisières du corps (2015). On y perçoit une continuité, une écriture qui s’est déployée depuis les années 1990, avec ce sentiment que le monde va à sa perte. C’est un corps qui parle ici, «un corps malade du monde». La sexualité, le désir des hommes, les pulsions de vie et de mort font avancer ce corps dans les décombres du monde. L’expérience de la mort inéluctable se confronte à toutes les figures de la mort. Le livre s’avancera donc dans cette expérience en revenant «aux cent trente-sept cadavres sur le sol de Paris», le 13 novembre 2015, et qui a fait de Paris «une ville hantée pas des fantômes». Nous sommes «dans un temps d’attentats, de violence des respirations courtes, d’hébétudes transitoires, des confusions profuses, un temps de crépuscules», écrit Riboulet, qui s’interroge sur ce geste mortel, sur le pouvoir de la mort sacrificielle, dans un temps de faillites et d’abandons pour lequel nous avons pour toute réponse «nos désirs éteints, nos regrets murmurés». 

    Pour comprendre ce monde obscène et ce fardeau de la mort, l’écrivain fait appel au mythe des Sept portes de Thèbes, d’Eschyle, affrontant les causes et les conséquences de la pulsion de mort dans la violence, le suicide et le terrorisme, et en y reconnaissant sa propre pulsion et sa manière de penser le monde. Sa mort individuelle rejoint celle, multiple, de tous les hommes et de toutes les femmes victimes de tragédies collectives, en particulier, celles du Moyen-Orient, de la Syrie (où l’auteur évoque une nuit avec sept hommes dans le plaisir et la fraternité), celles qui viennent jusqu’à nous, au World Trade Center de New York comme dans une salle de spectacles parisienne. Le «Je» de Riboulet s’accouple au «Nous» du monde, dans un texte qui s’apparente à une élégie. Mais il faut se coller fortement à ce livre ardu pour épouser, à travers ses méandres, ses dérives, la vie d’un corps, d’un corps malade et pourtant désirant, un corps-sexe et un corps-monde, pour en éprouver toute la beauté, toute une lumière d’éternité qui l’emporte et nous emporte. Pour comprendre la force de l’écriture de cet écrivain, il faut lire Compagnies de Mathieu Riboulet, où entre Patrick Boucheron, Jean-Louis Comolli, Maylis de Karangal, Jean-Claude Milner ou Olivier Séguret, on est invité à plonger, dans des textes d’amitié et d’analyses, pour saisir l’homme et l’œuvre. 

    Ce livre collectif se termine sur un texte de Riboulet, «À contretemps, définitivement», qui finit en beauté et en bonté notre compagnie avec cet auteur inestimable. La republication de ce texte autobiographique de juin 2010, paru dans la revue Monstres, est une réflexion sur le désir. L’auteur revient sur cette douleur d’aimer les hommes dans la France bourgeoise des années 1960. Il a longtemps attendu l’écriture; il est parvenu à ses rives grâce à des livres comme À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Maurice d’E. M. Forster, les livres «pédophiles» de la collection Signe de piste, ceux de Sade comme ceux de Tony Duvert (auteur dorénavant et définitivement expulsé du corpus littéraire), grâce à d’auteurs inconnus comme François-Paul Alibert (qui signa des livres érotiques aux titres éloquents: Le Supplice d’une queue, La Couronne de pines) ou comme Éric Jourdan (injustement oublié), et surtout de Marcel Jouhandeau, l’un des écrivains chéris par Riboulet. L’auteur dresse ainsi une liste de livres qui ouvrent les portes de l’infini des possibilités de vivre par la lecture, que ce soit ceux de François Augérias, de Pierre Herbart, de Herman Melville, de Giorgio Bassani, de Jacques Jouet, de Saikaku, de Willa Cather et de Pierre Sylvain. Le voyage d’un homosexuel à travers la littérature, n’est-ce pas beau?     

    Les Portes de Thèbes. Éclats de l’année deux mille quinze / Mathieu Riboulet / Paris, Verdier (2020, 74 p.)

    Compagnies de Mathieu Riboulet / Gwénaëlle Aubry, Paul Audi, Patrick Boucheron, Jean-Louis Comolli, Maylis de Kerangal, Martin Hervé, Michel Julien, Marie-Hélène Lafon, Marielle Macé, Jean-Claude Milner, Simone Perez, Christophe Pradeau, Olivier Séguret / Paris, Verdier (2020, 124 p.)

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