En 1978, à San Francisco, un jeune homme de 27 ans conçoit un drapeau irisé qui deviendra emblématique de la communauté LGBT. Gilbert Baker célébrait en 2013 les 35 ans de création de son drapeau arc-en-ciel.
Et en préparation de sa venue à Montréal, en 2013, en tant que Parade Marshall pour le défilé de la Fierté, nous avions discuté avec cet homme sympathique au tempérament coloré et bien trempé, à l’image de sa création. Voici l’entrevue publiée, il y a 6 ans…
Journée symbolique
La journée de l’entrevue, Gilbert Baker annonce d’emblée, de façon hyperbolique : « Il fait plus de 100 degrés à New York. » Je réponds par une litote, alors qu’il fait une chaleur tout aussi insupportable à Montréal… Malgré l’orage causé par cette chaleur en ce jour de fête nationale du Québec, les plus patriotiques n’ont pas peur de se faire mouiller pour célébrer le drapeau fleurdelisé. Ce drapeau est aux Québécois ce que le drapeau irisé est à la communauté. Le parallèle est judicieux. Le drapeau devient synonyme de célébration, mais aussi de fierté. Il est à la fois porteur de sens, d’histoire et de parole.
C’est ce que Gilbert Baker a créé à San Francisco en 1978, en confectionnant le drapeau arc-en-ciel : « Les drapeaux représentent le pouvoir. Ils sont nécessaires. Et notre communauté avait besoin d’un drapeau, d’une fierté collective. Être visible est une façon de prendre le pouvoir », souligne Gilbert. Aucun copyright n’est appliqué sur le drapeau arc-en-ciel, puisque comme tout drapeau, il appartient au domaine public. Et Gilbert d’ajouter : «C’est aussi pourquoi le drapeau est si puissant, parce qu’il appartient à tout le monde!»
Couleurs symboliques
Après avoir servi l’armée américaine de 1970 à 1972, Gilbert Baker apprend à coudre. Il utilisera son talent pour diverses bannières et drapeaux. En plein mouvement de protestation anti-guerre, d’époque peace and love et de luttes pour les droits des gais, il conçoit ce qui deviendra le drapeau arc-en-ciel, avec une symbolique des couleurs; le rose pour la sexualité, le rouge pour la vie, l’orangé pour la guérison, le jaune pour le soleil, le vert pour la nature, le turquoise pour l’art et la magie, le bleu pour la sérénité/l’harmonie et le violet pour l’esprit.

Dû à un manque de tissus, le rose et le turquoise seront retirés de la version originale : « Évidemment, tout le monde peut en tirer sa propre signification, mais le choix de l’arc-en-ciel est si parfait, car ce sont toutes les couleurs, et c’est ce que nous sommes! C’était un choix très logique. Après la création du premier drapeau, j’ai dû enlever certaines couleurs, c’était un compromis, car je voulais que le drapeau soit plus accessible à tous. Dans les années 1978, l’impression couleur était très dispendieuse et il y avait beaucoup de limitations à l’époque à ce niveau», explique celui dont la carrière de flag maker s’étendra sur plusieurs décennies, notamment à la Paramount Flag Compagny de San Francisco.
Époque symbolique
Dans le San Francisco des années 70, avec la révolution sexuelle et le mouvement peace and love, la jeunesse américaine vit un changement de mœurs et de mentalités, où les manifestations pour les droits des minorités (gais, lesbiennes, femmes, Afro-Américains) et le mouvement anti-guerre s’inscrivent dans l’histoire : « À l’époque, le mouvement gai et lesbien émergeait. Les choses sont toujours très excitantes lorsqu’elles sont à leurs débuts, avec cette part de découvertes. Après le pouvoir gai s’est institutionnalisé, mais à l’époque ce n’était pas encore le cas, on le construisait de jour en jour, alors c’était très excitant! C’était une époque culturellement très différente, à tous les niveaux », commente Gilbert.
C’est dans ce San Francisco en plein changement qu’il rencontre Harvey Milk, militant et homme politique ouvertement gai, qui deviendra une figure américaine notoire pour les droits civiques des homosexuels. Gilbert se rappelle cette époque où il côtoyait Harvey, à San Francisco : « Nous allions beaucoup au Café Flore. J’adorais y prendre un cappuccino et jaser avec lui de ses idées. C’était un artiste. Les gens ne se rappellent peut-être pas ça, mais il était photographe et avait beaucoup d’idées à propos du pouvoir de l’image, de l’importance d’utiliser la photographie et l’art pour propager notre message. »
D’ailleurs, lorsqu’on demande au créateur du drapeau s’il a discuté de sa création irisée avec Harvey Milk, il acquiesce et se rappelle : « Il était très encourageant, mais il comprenait plus ou moins cette idée d’un drapeau et s’attardait à cette idée d’un logo. Car les années 70, c’était aussi l’époque d’une révolution graphique. Et je crois que les drapeaux vont bien au-delà des logos. Et dans l’idée des logos, je repensais continuellement à ce symbole du triangle rose qui était mis sur nous [homosexuels] par les nazis, dans les camps de concentration. »
Travail symbolique
Celui qui a vécu l’époque symbolique y a aussi largement contribué par le biais de son activisme au sein de la communauté gaie et lesbienne. Aujourd’hui, il continue, et ce, à plusieurs niveaux : «Beaucoup de choses ont changé, mais nous luttons encore globalement pour la paix, l’égalité et les droits humains. Il y a encore beaucoup d’endroits dans le monde où les gens souffrent de discrimination à cause de leur orientation sexuelle. C’est génial d’être gai à New York, à San Francisco et à Montréal, mais peut-être pas autant à Taïwan ou ailleurs dans le monde, alors nous avons encore beaucoup de travail devant nous.»
Gilbert Baker n’a jamais cessé de travailler en tant que créateur du drapeau et activiste, notamment en confectionnant des drapeaux pour plusieurs présidents et premiers ministres de divers pays, mais aussi en continuant d’accentuer la visibilité du drapeau arc-en-ciel, notamment par le biais de deux records du monde.
En 1994, pour le 25e anniversaire de commémoration des émeutes de Stonewall, il crée un drapeau arc-en-ciel d’un mille de long, transporté par 5 000 personnes. En 2004, il pulvérise son propre record, en créant un drapeau qui s’étirera du golfe du Mexique jusqu’à l’océan Atlantique à Key West : « Ils [les dirigeants de la ville de Key West] avaient vu mon drapeau pour la commémoration de Stonewall et m’ont demandé de créer un drapeau. C’était un superbe projet et par la suite les sections de ce drapeau furent distribuées à plus d’une centaine de villes dans le monde. »
Venue symbolique
Pour célébrer les 35 ans de son drapeau, Gilbert Baker sera de passage à Montréal et prendra part au défilé de la Fierté : «J’aime beaucoup Montréal, ses gens. J’y ai fait quelques conférences et j’y ai une bonne amie, Marie-Jo Ferron [qui a notamment réalisé en 2004 le documentaire Rainbow Pride, sur l’œuvre de Gilbert].»
Présentement, Gilbert Baker travaille sur ses mémoires (non publiés), les décrivant comme une histoire non terminée. Lorsqu’on lui demande ce que le futur lui réserve, il rétorque en riant : « Je ne sais pas! Là, je prépare ma venue à Montréal. Il y a 4 ans, j’ai eu une crise cardiaque, alors ça m’a beaucoup ébranlé physiquement. Aujourd’hui, je me porte très bien et suis en bonne santé, mais ç’a changé ma façon de voir la vie. J’adore travailler sur le drapeau et faire de belles œuvres d’art, mais j’aime aussi mes amis et le fait de partager du bon temps avec eux! »
Lorsqu’on demande à Gilbert s’il est nostalgique de sa jeunesse et de l’époque peace and love, il répond promptement : «Jamais!», avant d’ajouter à la blague : «Seulement lorsque je me regarde dans le miroir! Sans blague, je regarde vers l’avant. Et même si je ne possède pas les droits d’auteurs sur le drapeau arc-en-ciel, dans le sens où je n’en retire pas de compensation financière, l’aventure m’a rendu riche d’une façon dont l’argent n’aurait jamais pu le faire… Ça m’a donné une vie riche d’expériences et de rencontres! »
Gilbert Baker est décédé le 27 mars 2017.