En 2022, la cinéaste métisse originaire de la Saskatchewan, Gail Maurice, présentait son premier long métrage Rosie, en ouverture d’image+nation. Cette année, elle récidive avec son deuxième film, Blood Lines. Rencontre avec une artiste qui promet de vous toucher droit au cœur avec un film à la fois profondément queer et métis.
Le scénario du film est admirablement construit et se conclut sur un dénouement surprenant. La romance lesbienne y apparaît d’abord en toile de fond, entre la relation mère-fille et la quête identitaire de Chani, avant de revenir au premier plan au moment du dévoilement. Comment cette histoire a-t-elle pris forme?
Gail Maurice : Il y a beaucoup de moi dans ce film, que je porte en tête depuis vingt ans! Je tournais à Regina et je suis entrée dans un bar lesbien. Il y avait là plusieurs magnifiques femmes autochtones. Je me suis demandé : « Que se passerait-il si j’en ramenais une à la maison et que je découvrais sa véritable identité? » Deux de mes frères et sœurs ont été enlevés à ma mère à la naissance, sans qu’elle ait son mot à dire.
Donc, oui, il y a beaucoup de mon histoire personnelle là-dedans. Je suis autochtone et queer, et ça n’a jamais été un problème pour moi. Je voulais donc écrire des personnages auxquels je pouvais m’identifier. Je suis retournée dans mon village pour faire passer des auditions, car il ne reste que cinq villages où l’on parle le dialecte michif du Nord.
Le film est empreint de vos identités métisse et queer, presque comme une lettre d’amour à votre culture — qu’on retrouve dans les dialogues, la nourriture (bannock, moose leg), les coutumes (danse traditionnelle) et le dialecte. Avez-vous rencontré des défis à proposer une vision authentique de votre communauté?
Gail Maurice : Il n’y a jamais eu de long métrage canadien mettant de l’avant la culture, l’identité et la langue métisse. Encore aujourd’hui, je peux dire dans la rue que je suis Métisse, et les gens ne savent pas ce que ça veut dire. Je voulais raconter une histoire qui montre qui nous sommes, que nous existons et que nous sommes différents. Nous ne sommes pas des Premières Nations ni des Inuits. Nous avons notre propre culture, unique. Beaucoup pensent que nous vivons dans des réserves, mais non : nous habitons dans des villages métis. Et notre danse traditionnelle, c’est le jigging, pas les pow-wow.
Et même votre mère joue dans le film!
Gail Maurice : J’ai toujours su que je voulais l’engager. Elle joue Josephine. C’était merveilleux de travailler chaque jour en entendant ma langue. Je suis partie à Toronto à 17 ans et personne n’y parle le michif. Être sur le plateau avec ma mère, Margaret Maurice, ainsi que Mary Burnouf et Bertha Durocher — nos « grand-mères » — pendant six semaines, c’était incroyable.
Être pionnière, c’est fardeau ou une fierté?
Gail Maurice : J’espère que ça inspirera d’autres Métis à ne pas craindre de mettre de l’avant notre culture! Je ne devais pas jouer Léonore au départ. Deux semaines avant le tournage, j’ai décidé de le faire, car il fallait quelqu’un qui parle la langue pour communiquer avec les grand-mères. Je parle couramment le michif du Nord parce que ma grand-mère m’a élevée. Nous ne sommes qu’environ 1 130 locuteurs au monde.

La direction photo est magnifique, parfois éthérée. Le film s’éclaire au fil du récit, à mesure que Béatrice et Chani embrassent leurs identités queer et métisse. Était-ce intentionnel?
Gail Maurice : Tout à fait. J’ai dit à Steve Cosens, mon directeur photo, que le paysage devait être aussi important que les personnages. D’où les plans larges des champs, les maisons dans les bois. Quand je rentre chez moi, je marche sur la terre de mes ancêtres — je les sens résonner dans mes os, dans mon sang. Je voulais rendre cela à l’écran. Plus les personnages se reconnectent, plus la lumière devient vive. À l’inverse, les scènes d’hôpital sont sombres, aux teintes bleuâtres et désaturées.
La scène d’amour près de l’eau est d’une grande beauté. Elle évoque presque une peinture de Renoir. Comment avez-vous conçu cette séquence?
Gail Maurice : Je voulais qu’elle soit sensuelle, pas explicite. L’eau qui coule, les herbes qui se balancent, tout devait évoquer la douceur du toucher. L’eau, c’est aussi la purification, la renaissance. Nous avons tourné au coucher du soleil, avec un coordinateur d’intimité — une première pour moi.
Comment cette expérience s’est-elle passée?
Gail Maurice : On doit tout discuter à l’avance. Ça m’a rendue plus consciente des limites
et du confort de chacun. Même sur un plateau fermé, il peut y avoir du malaise. En tant qu’actrice, je n’ai jamais eu de coordinateur d’intimité, même lors d’une scène de viol. À l’époque, on s’était simplement parlé, avec respect.
Aujourd’hui, cette démarche protège tout le monde.
Le jeu est d’une grande justesse. Dana Solomon (Béatrice) est remarquable, et vous jouez sa mère. Quelle est votre approche de la direction d’acteurs?
Gail Maurice : J’ai suivi quelques cours à mes débuts, mais comme femme autochtone, je ne m’y reconnaissais pas. On me demandait d’effacer mon accent, et pour moi, c’était trahir ma grand-mère. Jouer, c’est habiter un autre corps, mais perdre ma voix, c’était impensable.
Pour Blood Lines, je voulais des femmes qui parlent ma langue. Ce n’est pas le cas de Dana Solomon — elle a dû apprendre ses répliques dans une langue qu’elle ne connaissait pas! Ce n’était pas facile.
Vous avez scénarisé, réalisé, produit et joué dans Blood Lines. Une façon d’assurer votre contrôle créatif?
Gail Maurice : Absolument. Quand j’ai signé avec les distributeurs d’Elevation, j’ai tenu à conserver le contrôle créatif du début à la fin. Cette histoire, je la porte depuis vingt ans! À l’origine, je devais jouer Béatrice, mais avec le temps, je suis devenue la mère. Je dis toujours aux gens : ne lâchez jamais.
Quand je joue, je me plonge complètement dans le rôle. Avant, j’en parle avec mon directeur photo et mes producteurs. Une fois devant la caméra, je me laisse aller. Si quelque chose ne fonctionne pas, on ajuste et on recommence.

Dans Rosie, vous aviez écrit le rôle de Fred pour votre conjointe, Mélanie Bray (Jaz dans Blood Lines).
Gail Maurice : Mélanie a été directrice de casting sur les deux films, et elle a même été nommée pour un Canadian Screen Award. Dans Blood Lines, aucune des grand-mères n’avait jamais joué auparavant. Mélanie les a aidées à répéter, à comprendre le tournage. Elles ont fait un travail
extraordinaire, d’une authenticité rare. Quand elles se sont vues à l’écran, elles pleuraient d’émotion. C’est pour elles que je raconte ces histoires — pour célébrer ces femmes.
Et après Blood Lines?
Gail Maurice : Mon prochain film s’intitulera Eat Dirt. Ce sera probablement un récit dystopique, avec des héroïnes queer qui se battent contre l’homme ou le gouvernement. J’aime raconter des histoires aux thèmes lourds, mais avec humour — comme le groupe de grand-mères dans Blood Lines.
Le rire, c’est mon cri de guerre. Même face à l’adversité, il faut savoir rire, parce que le rire libère.6
INFOS | Blood Line sera présenté au Théâtre Outremont, le 20 novembre 2025, en ouverture du festival image+nation, pour vous procurer des billets https://image-nation.org/festival-2025

