Le 11 octobre 1963, Jean Cocteau s’éteint, seulement quelques heures après qu’Édith Piaf eut rendu son dernier souffle. Quarante ans après sa mort, on le ressuscite, on le fête. La biographie imposante de Claude Arnaud, Jean Cocteau, publiée à cette occasion, approfondit les œuvres et le style de cet artiste multiple, dont l’aisance dans tous les arts déconcertait ses contemporains.
Quatre décennies plus tard, on reconnaît une unité à cette production multidisciplinaire (comme on dirait aujourd’hui) qui ne s’est pas imposée immédiatement. Et aussi à une vie en mouvement perpétuel, durant laquelle Cocteau — et c’est la découverte que l’on fait chez Arnaud — eut du mal à se faire aimer.
Cocteau, le mal-aimé? Oui, lui qui était constamment entouré n’a jamais eu l’impression d’être aimé, même sur le plan des relations amoureuses et sexuelles, comme si une sorte de malédiction avait pesé sur ses mille talents, comme si un gène avait fécondé chez lui une ambivalence irréductible, comme s’il avait joué un personnage caméléon, comme s’il était doté d’une identité fictive.
Romancier, poète, dramaturge, cinéaste, peintre, librettiste, styliste, Jean Cocteau a voulu participer à tous les destins, en Narcisse effaçant le sien propre sur le miroir de ses passions et de ses folies. Il a plongé dans tous les extrêmes (il s’est adonné, par exemple, à l’opium pendant trente ans). Dessinateur cubiste, poète symboliste, cinéaste expérimental, dramaturge néoclassique, il a été un enfant terrible, un créateur exubérant, un inventeur prolifique, honoré mais aussi haï (le pape du surréalisme, André Breton, pourfendeur des homosexuels, le désignera à la vindicte publique jusqu’à la fin de ses jours).
Il a connu tout ce que la France et l’Europe avaient produit de génies et de créateurs : en littérature, en musique, en danse, en cinéma, en mode, et pourtant il a souffert de ne pas être reconnu à sa juste valeur, comme le plus grand de tous. Ses fréquentations ont pour noms Marcel Proust, Anna de Noailles, Colette, André Gide, Guillaume Apollinaire, Pablo Picasso, Igor Stravinsky, Serge de Diaghilev, Vaslav Nijinski, Erik Satie, Coco Chanel, la princesse Bibesco, Oscar Wilde, Ezra Pound, Jean Genet; et ses amants sont Paulet Thevenaz, Jean Desbordes, Marcel Krill, Jean Marais et Édouard Dermit, entre autres. Sa vie a été riche dès les premiers instants, qui le confirment dans sa croyance d’être un prodige.
Né en 1889 dans une famille bourgeoise de Paris, dernier de trois enfants, longtemps couvé et protégé par sa mère, femme cultivée et élégante, Cocteau est dès son adolescence introduit dans les salons où l’on cause. Quoiqu’elle voulut qu’il se mariât, sa mère ne contraria pas sa sexualité, et Jean lui évita le désagrément et la honte que pouvait susciter son homosexualité. Mais il ne s’en est jamais caché, au point d’être durement stigmatisé pour son orientation, surtout durant la Deuxième Guerre mondiale. Dans la France occupée, il sera traité de tous les noms, vomi par tout ce qui grouillait à l’extrême-droite.
Ses débuts en littérature sont précoces et, dès l’âge de dix-huit ans, il voit ses textes (très classiques) déclamés par De Max, le pendant masculin de Sarah Bernhardt, aussi maquillé et bijouté qu’elle, dans un théâtre des Champs-Élysées. Mais tout bascule : celui qui voulait être un classique à vingt ans et fréquente les salons, assiste en 1913 à la création du Sacre du printemps de Stravinsky; avec les œuvres d’Apollinaire, de Cendars et de Picasso, cette musique l’ouvre à une nouvelle esthétique.
La guerre survient; soldat, il travaille dans les services d’ambulance. De ses expériences du drame qui a ensanglanté l’Europe durant quatre ans, il tire Le discours du grand sommeil et un long poème, moderne de facture, Le Cap de Bonne-Espérance. Il participe en 1917 à Parade, qui révolutionne le ballet. À partir de ce moment, Cocteau ne cesse de se remettre en question.
Il rencontre après la guerre tout ce qui forme l’avant-garde et décide d’en faire partie. Il accompagne les jeunes écrivains dadaïstes et surréalistes, se lie d’amitié avec des peintres, parraine le Groupe des Six, dont font partie Satie, Poulenc, Morand et, surtout, Radiguet, pour lequel il a le coup de foudre. Il séduit cet hétérosexuel, véritable machine de sexe, qui mourra à vingt ans; Cocteau ne pourra jamais faire le deuil de cet adolescent dont la beauté était stupéfiante et qui préférait coucher avec des jeunes filles et des dames riches plutôt qu’avec lui. Il l’aida pourtant immensément, et on peut dire que sans lui Radiguet n’aurait jamais terminé Le diable au corps. La disparition de cet astre étourdissant accable Cocteau, le déstabilise, l’égare, le trouble. Il commence à fumer l’opium qui deviendra, malgré les désintoxications, sa béquille pour supporter la douleur de la perte.
Il connaît ensuite Jean Desbordes, un garçon naïf et lunatique, nouvel avatar de Radiguet, qui ne tiendra pas ses promesses (son livre J’adore sera un échec). Sa relation avec lui est intense, partagée mais empoisonnée par un Cocteau qui pense même pouvoir se marier avec Natalie Paley, fille d’un Russe blanc exilé à cause de la révolution bolchevique. Avoir un enfant avec elle, tel était son plus ardent désir, désir qu’il avait déjà eu avec une autre amie femme, Anna de Noailles.
L’échec amoureux avec Desbordes le jette dans le désarroi, qu’il transcrira dans un long monologue théâtral, La voix humaine. Il décide alors de se tourner vers le cinéma, qu’il explore avec Le sang du poète. « …Je cherche ma route et la chercherai jusqu’à ma mort », écrit-il.
Mais avant, en 1928, il publie sans nom d’auteur un récit érotique où les amours homosexuelles ne sont pas au premier plan, même si les dessins de corps d’hommes qu’on y trouve ne mentent pas. Le livre blanc mettra fin à la relation que Cocteau entretenait avec un maître en catholicisme, Jacques Maritain, qui espérait l’amener dans le giron de la normalité. C’est l’aspect autobiographique du récit qui choquera le plus son entourage. Plusieurs des thèmes qui y sont développés seront exploités plus tard, dans Les enfants terribles notamment.
Il dédie en 1933 ses Portraits-souvenirs à Marcel Krill, son nouveau compagnon, drôle et culotté, doté d’un merveilleux tempérament, sexuellement dominateur, qui acquerra une autorité exorbitante sur l’homme qui avait déjà dépassé la quarantaine, et ce, au grand dam des amis de Cocteau. Mais l’époque est troublée : Hitler s’est emparé du pouvoir en Allemagne, la guerre d’Espagne fait rage, le régime fasciste est établi depuis plus d’une décennie en Italie, les ombres d’une autre guerre mondiale pointent à l’horizon.
Entre-temps, Cocteau va s’occuper d’un étrange boxeur d’origine panaméenne, Al Brown, roi du ring, mais opiomane invétéré appelé l’Araignée noire. Cocteau l’aide à se désintoxiquer (alors que sa propre désintoxication échoue), le ramène sur les estrades et le transforme en champion. On est en 1937.
À peine l’Araignée noire entrait dans la vie de Cocteau qu’un autre jeune homme fait son apparition. Figurant dans quelques films, le garçon est totalement inculte, a une voix haut perchée mais un corps d’athlète. Cette beauté solaire s’appelle Jean-Alfred Villain-Marais. Son nom de scène sera Jean Marais.
(À suivre…)
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Jean Cocteau / Claude Arnaud. Paris : Gallimard, 2003. 864p. (coll. Biographie)
Choix d’œuvres produites avant 1940 :
1919 : Le Cap de Bonne-Espérance, suivi de Discours du grand sommeil. Paris : Gallimard, 1992, 247p. (coll. Poésie, no 19)
1923 : Thomas l’imposteur. Paris : Gallimard, 1982. 160p. (coll. Folio, no 480)
1928 : Le livre blanc. Paris : Librairie générale française, 1999. 248p. (coll. Le livre de poche/Biblio, no 3305)
1929 : Les enfants terribles. Paris : Librairie générale française, 1990. 231p. (coll. Le livre de poche, no 399)
1930 : La voix humaine. Paris : Stock, 1993. 62p.
1930 : Le sang du poète, préface de Marcel Schneider. Paris : Éditions du Rocher, 2003. 96p. (coll. Littérature) [Note : le film est offert sur DVD chez Criterion, sous le titre anglais Blood of a Poet]
1934 : La machine infernale. Paris : Bernard Grasset, 1993. 198p. (coll. Les cahiers rouges, no 173)
1935 : Portraits-souvenirs. Paris : Bernard Grasset, 2003. 220p. (coll. Cahiers rouges, no 33)
1938 : Les parents terribles. Paris : Gallimard, 2002. 192p. (coll. Folio, no 149)