De femmes à femmes: prises de paroles intergénérationnelles
En cette Journée internationale des droits des femmes, il nous semblait primordial de mettre de l’avant la voix des femmes. Celles qui, d’hier à aujourd’hui, se battent au quotidien pour faire évoluer nos droits. Pour ce faire, nous avons donné la parole à deux femmes de générations différentes, impliquées dans la communauté féministe et LGBTQ+ québécoise, afin d’offrir une perspective intergénérationnelle sur des questions qui, à l’aube du 8 mars, nous paraissaient essentielles à aborder pour la condition des femmes, d’ici et d’ailleurs.
Marie-Andrée Gauthier, 32 ans, s’identifie comme féministe lesbienne. Coordonnatrice générale du Réseau des tables régionales de groupes de femmes du Québec depuis cinq ans, elle y travaille notamment à faciliter l’analyse féministe dans chaque région du Québec. Possédant plusieurs années de militantisme au sein du milieu féministe, ses sujets de prédilection se situent en prévention des agressions à caractère sexuel et en défense collective des droits des femmes. Elle croit que la solidarité et l’éducation populaire constituent des outils inégalables pour combattre les injustices qui freinent l’inégalité, et convoite avec impatience la prochaine Marche mondiale des femmes!
Nicole Lacelle, 73 ans, est lesbienne, tout court. Elle a présidé l’assemblée de fondation du Réseau des lesbiennes du Québec, organisme pour lequel elle siège aujourd’hui au Conseil d’administration. Sociologue de formation, elle œuvre depuis plus de quarante ans comme consultante auprès de groupes de femmes, de groupes communautaires, d’institutions publiques, d’ordres professionnels et d’organismes privés, notamment à titre de présidente d’assemblée et animatrice professionnelle tant au Québec qu’à l’étranger. Auteur de trois livres et d’une centaine d’articles, chroniqueuse à la revue Treize pendant cinq ans, elle est l’une des fondatrices des Éditions du remue-ménage et la première présidente de la Fondation Léa-Roback.
En cette Journée internationale des droits des femmes, où reste-t-il du travail à faire, à votre avis, tant au niveau des femmes plus globalement qu’en lien avec la cause LGBTQ+?
Marie-Andrée Gauthier: Les luttes à mener collectivement sont nombreuses! Que ce soit pour l’amélioration des conditions de travail, pour l’accès gratuit aux soins de santé et services sociaux, pour l’éradication des violences genrées ou tout autre enjeu dont les droits des femmes sont bafoués. La liste est nombreuse. Si on écoutait les femmes, cette liste s’allongerait davantage. Nos acquis sont fragiles; un revirement politique et ça fout le camp! Que l’on pense à l’arrivée au pouvoir d’hommes blancs cisgenres comme ce fut le cas aux États-Unis, au Brésil, en Russie, au Venezuela, etc. Le contexte de la pandémie a exacerbé les injustices sociales et mis en lumière le fait que plusieurs droits humains ne sont pas respectés. Droit au logement, droit d’association, droit à la santé, droit à la dignité, droit au respect. La crise sanitaire et climatique est mondiale et repose sur le travail des femmes. On s’appauvrit au profit des plus riches, toujours plus riches. Nous devons également reconnaître que les femmes entre elles ne sont pas égales. Les réalités diffèrent largement pour les femmes vivant à la croisée d’oppressions. Le racisme, le colonialisme, le capitalisme, l’hétérosexisme sont des rouages bien ancrés dans les cultures. Ils se perpétuent au travail, à la maison, dans la rue. Nous ne pouvons continuer d’invisibiliser ces enjeux. Les voix sont nombreuses et elles se lèvent. La honte doit changer de camp partout afin que cessent les remises au placard, les viols collectifs/correctifs, l’inertie judiciaire, la culpabilisation d’être des femmes.
Nicole Lacelle: Résister au tsunami de la subjectivité. Par les temps qui courent, non seulement la science, mais les faits sont déniés entraînant des dérives déterminantes. D’abord la négation des femmes, nées biologiquement femmes et donc de notre oppression/exploitation spécifiques et donc de nos luttes pour les enrayer. Ensuite tout enseignement, toute transmission du savoir social, historique ou littéraire est devenu pratiquement impossible quand la simple évocation d’une violence passée mène à la censure, quand ce n’est pas à l’autocensure. (Chanceux les mathématiciens qui peuvent jouer avec les binaires de Boole sans recevoir de tomates par la tête… et, tant qu’à être entre parenthèses, curieux que la majorité des cas de censure de profs soient des femmes…) Enfin, on nous fait passer de l’évidence au douteux, c’est-à-dire passer du droit à toute la fluidité de genre dont l’humanité est capable – droit insuffisamment reconnu, mais fondamental – à l’inexistence des sexes. Les femmes devraient être nommées «porteuses d’utérus». L’orientation sexuelle tombe donc dans le flou le plus obscur. Peut-il y avoir des lesbiennes s’il n’y a pas de femmes? Des yeux, une taille, des seins, une vulve et un sourire à fendre l’âme? (Au fond, peut-il y avoir des homosexuels, des trans, s’il n’y a ni hommes ni femmes?) Il ne resterait donc que le neutre, ceux qui se font passer pour universels depuis des siècles, les hommes blancs fortunés, qui eux ne sont pas désignés comme «porteurs de pénis» puisqu’ils veulent être, à eux seuls, le «genre humain». Heureusement, mes matantes n’ont jamais rien su de tout ça.
De tout temps et de toutes époques, le mot «féminisme» (comme les «féministes» d’ailleurs), semble avoir mauvaise presse. Pourquoi, selon vous?
Marie-Andrée Gauthier: Parce qu’on nous répète et on nous fait entendre que l’égalité est atteinte! Ce mythe est tenace. Il a des tentacules dans les sphères de pouvoir, dans les médias, dans nos familles. Les luttes féministes n’auraient donc plus leur raison d’exister. Et pourtant! On n’a qu’à allumer notre télévision pour constater que ce qu’on voit est injuste et ne nous représente pas! À quand une loi pour l’égalité au Québec? Un ministère en condition féminine? La reconnaissance que le racisme systémique est réel? L’antiféminisme a également bonne presse! Il se déploie allégrement dans les réseaux sociaux. Les femmes qui prennent la parole sont leur cible. Et c’est un bombardement! Qu’est-ce qui nourrit ces trolls? Un système patriarcal où l’impunité règne, où les femmes doivent prouver qu’elles sont innocentes.
Nicole Lacelle: Le mot «féminisme» a toujours eu et aura toujours mauvaise presse parce qu’il conteste la répartition du pouvoir et de l’argent en ce monde. Nos adversaires ne sont pas fous.
Marie-Andrée, si tu pouvais apprendre des pionnières féministes (d’ici ou d’ailleurs dans le monde) laquelle voudrais-tu rencontrer et pourquoi?
Marie-Andrée Gauthier: Marielle Franco, militante noire féministe de la communauté LGBT et élue municipale au Brésil. Elle a été assassinée le 14 mars 2018 à Rio de Janeiro. Elle a été tuée parce qu’elle était une femme qui défendait les droits des groupes marginalisés et qui dérangeait les systèmes politique, policier et juridique en place. Elle dénonçait les violences perpétrées à l’égard des Noir.es, des personnes trans, des gens des favelas. Je souhaite davantage apprendre des stratégies et tactiques qu’elle a utilisées pour se faire entendre, pour donner la parole. Lire de ses analyses pour alimenter mon analyse féministe intersectionnelle. Il m’apparait inconcevable que s’éteigne à tout jamais la mémoire de cette militante. Que la droite ait gagné.
Nicole, as-tu parfois l’impression que la jeune génération pense que tous les droits sont acquis? Que le féminisme n’est qu’un «vieux» concept dépassé?
Nicole Lacelle: Le système scolaire n’est plus affreusement sexiste; les jeunes, la plupart du temps, me semblent agir et parler en féministes même si elles le récusent. Les jeunes militantes ont réussi à relancer les luttes antiviolence et antiracistes mais, il faut bien l’avouer, à cause de l’air du temps, leurs consœurs ne sont souvent pas faciles à mobiliser. Cela étant, l’adhésion au féminisme dans toutes ses dimensions se passe le plus souvent sur le marché du travail et des tâches familiales où s’imposent les plus dures injustices.
Ici, comme ailleurs, le manque de respect envers les femmes est flagrant. Au lieu de les valoriser, leur enseigner qu’elles sont nobles, on les mutile. Lorsqu’elles parlent, on veut les faire taire. Si elles s’affichent, on tente de les invisibiliser. N’est-ce pas un cycle sans fin, dans lequel on ne fait que leur répéter, depuis des siècles, qu’elles sont le sexe faible? Comment convaincre les femmes qu’elles sont une cause noble, que leurs droits méritent d’être défendus?
Marie-Andrée Gauthier: Ce ne sont pas les femmes qu’il faut convaincre, mais les hommes. Les hommes qui gouvernent les institutions. Les hommes qui harcèlent. Les hommes qui tuent. Il faut qu’il y ait une volonté gouvernementale. Le patriarcat et le capitalisme carburent aux inégalités. Sans elles, leurs systèmes s’effondrent. Que se passerait-il si le travail invisible des femmes était rémunéré? S’il y avait davantage de milieux de travail syndiqués? Si les femmes faisaient une grève à durée indéterminée? La défense des droits des femmes, ce n’est pas une cause et ça n’a pas à être noble. Le minimum dont une société doit se doter, c’est le respect des droits pour toutes les femmes. Il s’agit du projet de société que les féministes revendiquent depuis trop longtemps.
Nicole Lacelle: Je ne crois pas qu’on puisse enseigner aux femmes qu’elles en valent la peine ni les convaincre que nous sommes une noble cause. Il faut gagner des batailles, faire la preuve de la pertinence du féminisme dans leur vie. Devant un échec, les militantes se relèvent et se retroussent les manches. Mais celles qui n’ont fait que marcher dans la manif ne reviennent plus s’il n’y a aucun gain, elles se découragent et retournent dans leur vie privée. D’où la responsabilité de bien cibler les objectifs. Pour ce qui est du reste, on ne peut que témoigner. Devenir des exemples, pas de femmes parfaites, mais entières, qui tentent de faire pour le mieux avec les cartes qui leur ont été distribuées, qui résistent, affrontent et cèdent, qui accueillent et rejettent du mieux qu’elles le peuvent, qui ne disparaissent pas dans la gueule de la cause, mais jamais ne rejoignent le silence massif des démissionnaires.
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Lundi 8 mars : Journée internationale des droits des femmes 2021