Je me suis rendu compte que je suis plus doué pour l’amitié que pour la relation de couple, telle que définie dans nos sociétés. Ce qui pourrait paraitre paradoxal vu mon peu de présence et de manifestations sur les réseaux sociaux. L’amitié pour moi a une valeur bien particulière et ne peut se conjuguer avec cette exposition-construction de soi qui me semble proche de l’exhibitionnisme, moins le sexe. Là, ce serait plus drôle.
De plus, les réseaux sociaux exigent de parler une langue qui m’est en grande partie étrangère et dont je ne perçois pas la finalité. En somme, pourquoi parler de soi avec des followers ou des soi-disant ami.e.s qui sont en fait des connaissances, mais dont je connais très peu de choses, et qui n’en savent pas plus sur moi.
Il y a toute une mise en scène de soi-même qui m’est totalement étrangère, une manipulation pour donner une perception sublimée et totalement artificielle de ce que l’on veut montrer de soi. Pour pousser plus loin avec un brin d’exagération — mais l’exagération permet parfois de mettre en relief les contradictions — jamais je n’oserais partager une photo de moi, une margarita à la main sous un parasol sur une plage du Mexique pour « partager » à quel point je suis heureux, chanceux de me payer des vacances. Et en filigrane, de rappeler et de souligner la réussite sociale qui me permet ces voyages exotiques et faire entendre que je n’appartiens pas à la catégorie des loosers. Un peu de pudeur et de retenue ne feraient parfois pas de mal lorsque l’on connait le nombre de personnes — et même dans cet entre-soi soi-disant queer — qui n’auront jamais l’occasion (je n’ose écrire « chance ») de se vider une margarita, les doigts de pied en éventail au soleil.
Il n’est plus question d’amitié ou de relations amicales, mais tout au contraire de se constituer soi-même comme un produit que l’on met en marché pour être aimé et reconnu. Mais soyons beau joueur, les réseaux sociaux peuvent aussi donner naissance à de grandes amitiés profondes, sincères et durables. Je pense qu’elles doivent, pour se nourrir, passer par les messages en privé. En fait, il n’y a pas de lieux, de temps, de circonstances particulières pour qu’une amitié puisse naitre entre deux personnes. Enfin, pour bon nombre de gens, les réseaux sociaux constituent aussi un moyen de briser un isolement social. Je pense aux jeunes 2SLGBTQ+, qui trouvent sur la toile d’autres personnes avec lesquelles partager leurs préoccupations et retrouver ainsi espoir et courage. Les technologies de communication ne sont pas en soi mauvaises, tout dépend de l’usage que l’on en fait.
Parenthèses refermées sur cette digression, revenons à l’amitié. Elle est pour moi la plus grande et la plus mystérieuse des relations, car on ne sait jamais comment elle nait. On sait qu’avec telle personne on peut parler d’amitié. On peut lister tous les points communs qui nous lient, tout en sachant que nous partageons ces mêmes points communs avec bien des personnes, qui ne sont pas pour autant nos am.i.e.s. Le mystère demeure entier.
Le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie précise dans son dernier livre1 que l’amitié est autofondationnelle. Elle n’est pas inscrite dans les codes sociaux et juridiques, donc elle n’implique pas de se soumettre aux pressions sociales et familiales. Elle n’a aucun autre fondement qu’elle-même. Il n’y a pas de contrat comme dans un mariage ou encore de contrat symbolique comme avec les parents et la famille, où l’on se doit « quelque part » d’être là pour eux et elle. Il n’y a pas de fêtes imposées entre ami.e.s, sinon les anniversaires, même pas de Saint-Valentin pour célébrer la journée de l’amitié, alors qu’il en existe une entre frères et sœurs.
L’engagement dans l’amitié est totalement libre, ce qui en fait aussi toute sa fragilité. On a tous vécu des ruptures amicales, avec son cortège de reproches et de jugements. Des divorces qui, s’ils n’ont pas été prononcés à l’amiable, loin de là, n’ont pas entrainé de jugements pour organiser la séparation. L’amitié demande parfois plus d’attention à l’autre que pour les membres de la famille, qui sont un peu des captifs naturels dans nos relations. L’autre n’est jamais acquis définitivement.
Et l’amitié est enrichissante quand elle est portée par le désir et non plus par le devoir. Et si elle demande aussi d’être parfois dans le devoir, c’est qu’il vient après le désir et non comme son corollaire, comme dans le mariage et les obligations de chacun des époux lors de la signature du contrat, qu’il soit civil ou religieux.
Tout le monde n’a pas la chance d’avoir eu ou d’avoir une famille au sein de laquelle il ou elle a pu s’épanouir. Trop souvent, celle-ci a été un frein à son épanouissement, surtout quand on appartient à une catégorie non hétéronormative. Tout alors est à réinventer et parmi les champs à explorer l’amitié devient non pas une alternative, mais véritablement un espace relationnel ouvrant la porte sur plus de liberté, loin des normes oppressantes.
Je n’irai pas jusqu’à affirmer que la famille telle qu’elle existe dans nos sociétés est réactionnaire en raison de son caractère hétéronormatif, patriarcal, etc. Je ne reprendrai pas à mon compte la fameuse phrase d’un philosophe oublié depuis longtemps : « Famille, je vous hais ». Car la famille a évolué, mais non pas en tant que structure émancipatrice. Elle garde avant tout sa fonction régulatrice. Le mariage pour les couples de même sexe, l’accès à la parentalité pour ces mêmes couples représentent des avancées indéniables. Toutefois, c’est aussi une façon de nous faire rentrer dans le rang, de nous obliger à nous conformer en adoptant les comportements des couples hétérosexuels.
L’amitié, elle, continue d’échapper à ces contraintes, elle est fluide, elle peut être redéfinie, remodelée et surtout elle est ouverte. On peut se faire de nouveaux ami.e.s à tout âge et on ne vous fait même pas de remarques désobligeantes sur la différence d’âge, la différence d’origine, voire la différence sociale. Jamais on ne parle d’ami.e.s mal assorti.e.s, comme on le fait pour le couple. En fait, l’amitié conserve une légèreté qui en fait aussi toute sa fragilité. Voilà pourquoi elle demande qu’on y fasse attention, qu’on la cultive.
En aucun cas, elle ne peut se conjuguer avec des centaines d’ami.e.s et/ou followers sur un quelconque réseau social.
1 Geoffroy de Lagasnerie, 3 : Une aspiration au dehors — Éloge de l’amitié, Flammarion, 2023.