Ce mois-ci, Fugues célèbre son quarantième anniversaire. On peut déjà affirmer que ceci constitue un exploit pour une revue spécialisée, à une époque où la presse écrite est en voie d’extinction. Ceci ne démontre-t-il pas la pertinence de Fugues ? Certainement. Soufflons nos bougies !
Lorsque j’ai soufflé mes bougies pour mon quarantième anniversaire de naissance, j’étais seule et j’avais pris du poids. #déprime101. À ma défense, c’était en pleine pandémie. Je trouvais que 40 ans c’était marquant : je supportais beaucoup moins bien mes lendemains de veille, sans compter que ce chiffre semblait porter nombre de remises en question, à mi-parcours de la vie. Étant à peine plus âgée que Fugues, puis-je appliquer le même type de réflexion à un magazine ? Qu’en est-il de son évolution, de sa pertinence aujourd’hui ?
De sa « prise de poids », voire de son changement de format au fil des ans : à savoir que le magazine est beaucoup plus volumineux qu’à ses débuts, mais toujours gratuit pour le lectorat ! Fugues parvient, à l’ère de la disparition annoncée de l’imprimé, à survivre par le biais de publicités ciblées, puis à trouver son public niché et à plaire à ce dernier par le biais d’articles sur les communautés LGBTQ+. D’hier à aujourd’hui, les critiques ne sont jamais bien loin, car on parle de « communauté LGBTQ+ » et bien qu’on veuille la regrouper sous le parapluie du grandissant acronyme, on se rend vite compte que nous côtoyons DES communautés bien différentes, que ce soit par leurs histoires et leurs besoins, au présent, comme au passé.
Sans compter que la façon de présenter ces communautés a changé : pour résumer les choses, grossièrement, à la genèse du magazine, nous étions en pleine épidémie du SIDA, on parlait peu des personnes trans et on les confondait avec les drag queens, la non-binarité n’existait pas dans le vocabulaire populaire et les lesbiennes étaient invisibles. Les choses ont quelque peu changé, selon les communautés… À une époque où l’égalité juridique est chose du passé, pour la plupart des droits et des pays, et où l’acceptation sociale va bon train, nous sommes aujourd’hui dans l’ère de promotion de nos valeurs. Nous sommes d’ailleurs dans une société de promotion, tout court, où tout est à vendre au plus voyant (et pas nécessairement au plus intelligent ou au plus éthique), car visibilité = crédibilité. #publicité101. On pourrait même dire que les populations LGBTQIA2S+ ont le vent dans les voiles, côté visibilité. Pour le meilleur et pour le pire, il va sans dire. Aujourd’hui, vous avez même des hétéros qui se disent fièrement queers… #confusion101. Chose certaine : on n’aurait pas vu ça en 1984.
Aussi, ce qu’on ne voyait pas beaucoup en 1984, que ce soit socialement ou au sein du magazine, ce sont les femmes. Je dois malheureusement souligner que c’est encore le cas aujourd’hui. Ce n’est pas faute de vouloir donner la parole ou de s’impliquer, que ce soit par ma plume ou par celles qui m’ont précédée (à ce sujet, lisez mon entrevue avec la pionnière Claudine Metcalfe, qui a collaboré 20 ans à Fugues et a été 6 ans rédactrice en chef de Gazelle).
On voit encore trop peu de lesbiennes, tant au sein de ces pages que dans d’autres médias, ou socialement. La communauté gaie rayonne — et j’ai envie de dire qu’elle est surexposée par le biais des représentations de drag queens (on ne compte plus les séries télé du genre et, personnellement, je trouve la recette lassante et surexploitée ; lancez-moi vos roches !). La communauté trans est au cœur des discours sociaux : les débats, réflexions et émissions abondent sur l’identité de genre (et j’ai envie de dire que le grand public confond tout au sein d’une grosse poutine : orientation sexuelle, identité de genre, queerness, etc.) La communauté lesbienne est, à mon sens, encore et toujours invisible, ou divisée sur la question même du militantisme lesbien.
Comment cela pourrait-il en être autrement, alors que les femmes elles-mêmes ont encore de la difficulté à s’affirmer socialement et à faire respecter leurs droits ? Pendant qu’on célébrait la diversité du drapeau irisé, on a remis en question des droits comme l’avortement ! Bravo à la France qui a inscrit explicitement dans sa Constitution l’interruption volontaire de grossesse (IVG), devenant ainsi le premier pays au monde, en 2024, à entériner cette démarche, protégeant de cette manière le droit à l’avortement, en recul dans nombre de pays.
Qu’attend le Canada ? De se faire convaincre par les États-Unis de reculer sur la question ? Pendant qu’on célébrait la diversité du drapeau irisé, l’Irlande a voté contre la réforme visant à modifier les références aux femmes et à la famille dans la Constitution du pays, rédigée en 1937. Les électeurs irlandais ont rejeté une modification visant : 1) à élargir le concept de famille au-delà de la notion de mariage (pour inclure également les « relations durables » comme les couples en concubinage et leurs enfants) ; et 2) à effacer le rôle prioritaire des mères à assurer les « devoirs domestiques » dans un foyer (une nouvelle formule, plus large, aurait imputé à tous les membres d’une famille la responsabilité de prendre soin les uns des autres, comme la logique le voudrait !). Un jour triste pour celles qui militent depuis des décennies pour se débarrasser des mots et des mentalités sexistes, puisque le gouvernement comptait sur ce référendum, organisé le 8 mars, Journée internationale des droits des femmes, pour effacer un peu plus l’empreinte misogyne laissée par l’Église catholique dans les institutions du pays.
Pendant qu’on célèbre les 40 ans du Fugues, les féminicides au Québec et ailleurs battent leur plein. Est-ce que les femmes craignent d’investir la sphère publique et politique afin de changer les choses ?
Probablement. Est-ce que nous leur fournissons des espaces sécuritaires ? Leur octroyons-nous tous les droits qui leur reviennent ? Les éduquons-nous à prendre soin d’elles-mêmes (et non pas uniquement des autres) ? Les encourageons-nous à s’exprimer, s’aimer, se plaire à elles-mêmes, à avoir confiance en elles et à croire en leur capacité ? Pas vraiment. Si des efforts sont tangibles depuis les dernières années, on n’efface pas en un claquement de doigts des siècles d’oppressions, de violences et de manipulations à l’égard des femmes. On n’efface pas des siècles d’invisibilité et de mutisme, à l’égard des lesbiennes, en se disant : « Maintenant, mettez-vous de l’avant, on veut vous voir et vous donner la parole ! » Peut-être aussi qu’elles préfèrent garder leur jardin secret ?
Se protéger ? Vous savez ce que dit le vieil adage : « La parole est d’argent, mais le silence est d’or. » Ironiquement, si on a longtemps réduit la parole des femmes et des lesbiennes au silence, c’est aussi en étant relayé au mutisme qu’elles se sont organisées et qu’elles ont pu se célébrer et façonner une vision nouvelle en marge du patriarcat. Aujourd’hui, un magazine comme Fugues favorise la parole de toutes les personnes de la diversité sexuelle, même si les grands médias ont depuis les dernières années abondamment ouvert les portes de ce qu’on appelait, jadis, il y a près de 40 ans, le placard.