Vendredi, 3 octobre 2025
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    Corps fantômes au Théâtre Jean-Duceppe : Devoir de mémoire

    L’histoire des personnes LGBTQ+ fait partie de l’histoire du Québec, de la petite comme de la grande. Effacée, oubliée, beaucoup s’efforcent à la redécouvrir, à la rendre visible, à la préserver. Elle se doit d’être transmise aux nouvelles générations, indépendamment de l’orientation sexuelle et du genre. Et quoi de mieux que l’art, ici le théâtre, pour ressentir collectivement, au-delà d’une thèse aride et froide, la puissance et l’originalité de cette histoire de minorités ? Pour ne pas oublier, certes, mais aussi pour éviter que les liens avec le passé et les générations ne s’effilochent : Corps fantômes.

    Violence et résistance
    Nous sommes à Montréal, au début des années 1990, avec en toile de fond le sida, les descentes policières et une série d’hommes gais assassinés. Comment s’organiser alors pour résister et faire entendre une voix différente ?

    Le projet est ambitieux, mais à la hauteur de l’audace de celles et ceux qui en sont à l’origine, soit Maxime Carbonneau et Dany Boudreault. Ambitieux, puisqu’il réunit huit personnes à l’écriture d’un texte qui sera joué par une quinzaine de comédien·ne·s.

    « En fait, tout commence en 2020, lors du premier confinement. On pouvait voir sa famille, mais on ne pouvait plus rencontrer la famille choisie. Cela nous a fait prendre conscience de l’importance des liens. Par exemple, on ne pouvait plus voir Claude Poissant autant qu’avant, alors qu’il était très important pour nous, avance Maxime Carbonneau. C’est alors que nous avons réfléchi à ce que représentait la transmission, et au besoin d’en savoir plus sur ce qu’était le Montréal gai et culturel avant notre génération. »

    Le nom de Claude Poissant est revenu souvent au cours de l’entrevue. Le comédien, metteur en scène et directeur du Théâtre Denise-Pelletier, décédé en juin dernier, était un ami très proche de Dany Boudreault et de Maxime Carbonneau.

    « Sur ce projet, on a passé des nuits entières à écouter Claude nous raconter des histoires, à écouter des vinyles, raconte Dany Boudreault. En fait, il a servi de catalyseur, même s’il n’a pas participé ensuite à toute la recherche et à l’écriture. »

    Présenter sur scène un moment marquant de la communauté
    Dany Boudreault et Maxime Carbonneau ont en tête Angels in America, dont la pièce, puis la minisérie, ont connu un grand succès.

    « En France, il y a eu le film 120 battements par minute, ou encore en Suède N’essuie jamais de larmes sans gants, qui se situaient dans les années 1980, mais au Québec, nous n’avions rien », poursuit Dany Boudreault.

    Maxime Carbonneau a donc constitué un collectif de huit auteur·trice·s avec un mandat exigeant : consulter des archives (notamment aux Archives gaies du Québec) et rencontrer des témoins qui avaient connu la naissance du Village, fréquenté les bars et participé à la vie nocturne.


    « Nous souhaitions une personne, à la fois pour l’écriture et pour être sur scène, qui ait vécu cette période-là, précise Maxime CarbonneauChristian Fortin, un de nos amis, a été un témoin et un participant de cette époque, un des premiers à porter le flambeau. »

    Pour Christian Fortin, l’exercice fut confrontant : se replonger dans sa propre histoire, tout en étant heureux que cette période ne tombe pas dans l’oubli.

    « Au début des années 1990, j’ai vingt ans et j’arrive à Montréal. Je deviens serveur dans un bar du Village et je vis la nuit comme beaucoup d’autres hommes gais. Je connais cette histoire par cœur, même si, malheureusement, la plupart de mes amis de l’époque sont morts », raconte-t-il. Le comédien a participé à l’écriture et se retrouve sur scène. « On ne parlait pas de cette réalité dans les grands médias. Il y avait quelques figures un peu caricaturales, comme Douglas Léopold ou Michel Girouard à la télévision, mais on ne parlait pas, ou très rarement, de la réalité des gais, des lesbiennes, des personnes trans. »

    Le sida, la descente policière au SexGarage, les meurtres inexpliqués dans le Village deviennent alors le ferment d’une résistance des communautés LGBTQ, qui mènera à la création du comité Dire enfin la violence, visant à prévenir les agressions contre les gais et les lesbiennes et à accompagner les victimes. Sur scène, les cinq protagonistes qui ont été à l’origine de ce comité seront incarnés : Douglas Buckley Couvrette (décédé en 2002), Roger Le ClercMichael HendricksRené LeBoeuf et Claudine Metcalfe (lire l’entrevue avec Claudine).

    « Corps fantômes est une pièce en deux actes, précise Dany Boudreault. Dans le premier, on présente surtout la vie gaie de Montréal avec en toile de fond le sida, bien évidemment, mais ce n’est pas le sujet principal. Dans le second, c’est plus politique, puisqu’on parle du commencement d’une résistance : de la relation entre la police et les communautés, mais aussi avec les politiciens. En fait, d’une communauté dont chaque membre est isolé, mais qui va commencer à se souder pour obtenir une reconnaissance. »

    Une troisième couche peut être lue comme un thriller, puisqu’il y a des meurtres de gais auxquels la police n’accorde que peu d’importance. Il faudra la détermination et la persuasion de Michael Hendricks pour que les autorités commencent à envisager l’hypothèse d’un tueur en série.

    Un travail d’équipe
    Comment, par un travail collectif, arriver à une pièce et un texte cohérents, qui reflètent l’apport individuel tout en l’insérant dans quelque chose de plus grand ? La réponse appartient aux deux artistes qui ont créé leur compagnie, La Messe Basse, et qui ont une vision singulière et particulièrement parlante de ce que doit être le théâtre.

    «Travailler en équipe ne nous est pas totalement étranger, commente Maxime Carbonneau. Pour nous, le processus de création doit toujours être à l’image du spectacle que nous voulons faire : l’un ne va pas sans l’autre. Avec toutes les contraintes que nous nous sommes données, il y a eu un travail dramaturgique extrêmement rigoureux sur la structure du texte, sur la temporalité, sur les dialogues.»

    Dany Boudreault renchérit : « On dit toujours que le théâtre transforme le public, mais pour moi, c’est plus que cela : il faut que les comédien·ne·s soient aussi transformé·e·s par la matière qu’ils et elles abordent, et que l’on sente cette transformation sur scène. Les seuls rôles qui m’attirent comme comédien, ce sont ceux qui me transforment profondément. Sinon, cela ne m’intéresse pas. »

    Avec Corps fantômes, c’est une partie d’une immense fresque invisibilisée, oubliée, qui se retrouve sur scène, mêlant la grande et la petite histoire des communautés LGBTQ+. Loin d’être une simple photographie, on y retrouve des références à une histoire plus ancienne, tout en entrant en résonance avec ce que nous vivons aujourd’hui. Elle révèle les fils conducteurs de cette mémoire, qui n’ont jamais été rompus, simplement trop souvent enfouis.

    Corps fantômes, peut-être ? Alors souhaitons qu’ils viennent nous hanter longtemps, pour ne pas oublier…


    Corps fantômes, du 22 octobre au 22 novembre 2025, au Théâtre Jean-Duceppe. Texte de François Édouard Bernier, Dany Boudreault, Maxime Carbonneau, Sébastien David, Christian Fortin, Célia Gouin-Arsenault, Joephillip Lafortune, Matéo Pineault
    Mise en scène : Maxime Carbonneau
    Coproduction : La Messe Basse
    duceppe.com

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