C’est un premier livre, publié chez un éditeur parisien pas comme les autres, P.O.L. On doit donc s’attendre à quelque chose d’original. Eh bien, le roman de Guillaume Dustan intitulé Dans ma chambre suscitera assurément de l’étonnement et, peut-être aussi, des cris d’horreur. Non pas que la fiction dans son ensemble soit inédite, mais son style exceptionnel, quasiment du minimalisme, retiendra l’attention, fascinera ou, même (sait-on jamais ?), dégoûtera.
Voici un roman de fin de siècle qui n’épargne pas les sensibilités, car il n’en a rien à foutre (si je puis dire). Que fait un jeune dans la vingtaine dans l’épuisement des années 90 frappées, entre autres choses, par le sida ? Il s’envoie en l’air et de la façon la plus rude, la plus hard possible, dans un sado-masochisme tant physique que spirituel.
Guillaume (il porte le nom de l’auteur, ce qui ne veut pas dire que le livre est autobiographique) voudrait bien tomber amoureux et quand il rencontre Stéphane, un type hyper mignon et bien monté, il croit trouver son heure. Mais doutant de lui, il décide de continuer à plonger dans le sexe jusqu’au cou, à fréquenter les boîtes (avec leur backroom), à fumer, à sniffer, à prendre de l’ecstasy, à boire. Bref à brûler la vie par les deux bouts.
Naturellement, la rupture avec Stéphane se produit non sans qu’entre-temps, Guillaume ait tenté de se réduire à néant, lui et les autres, lui avec les autres, parce que, quoiqu’il en soit, tout le monde est séropositif, et tant qu’à faire. (Mais précisons quand même : Guillaume fait attention, mais c’est bien le seul.)
Tout n’est ici que baise, baise dure d’ailleurs : on s’encule encapuchonné dans une cagoule de cuir, on se gode avec les dildos les plus gros, on se fiste à qui mieux mieux (je reprends le vocabulaire de la tribu gaie parisienne dont fait partie Guillaume). C’est ainsi toutes les nuits, et dans les chambres à coucher se trouve un arsenal qui fera mourir d’envie les adorateurs du S.M. : paires de chaps en cuir et en latex, pot de lavement, godemichés de toutes les tailles, pinces à seins, collier de chien, cockrings, cravache, martinet, bandana, paires de menottes, harnais de cuir, bottes de cuir, etc.
On prendrait Guillaume pour un sale pédé dépravé si ce n’était que par un tour de passe-passe – qui est tout simplement l’écriture -, le récit devient équivoque, ambigu, engendrant perplexité et même une certaine angoisse. Sous les observations les plus crues et dans l’abolition de soi qui ressemble à une haine de soi, sous l’exposé quasi clinique des sentiments et le cynisme désespéré, le livre repousse toute velléité d’identification, ne rassure personne sur rien et se défend de toute morale (bonne ou mauvaise).
Méticuleusement, faisant corps avec le personnage et ses jeux plus ou moins dangereux, Guillaume Dustan, qu’on prendra pour un provocateur, voire pour un perverti de la pire espèce, construit une géographie humaine qu’on pourrait qualifier de population sadienne homosexuelle de la fin du XXe siècle.
Tout se télescope comme chez Sade, le beau avec le répugnant, la jouissance avec la cruauté, c’est la fusion des antinomies. Comme chez Sade, tout est mis dans l’effort de décrire et de détailler les figures sexuelles, de faire des portraits vrais et divers, de vouloir nommer, rien que nommer. Car c’est le discours qui détermine les descriptions, qui rassemble et partage cette humanité des gais de 1990 aux codes sexuels très fixes et, tout compte fait, très restreints.
Le dérèglement de la vie que saisit froidement Guillaume Dustan est le reflet paradoxal d’une demande d’ordre qui se concrétise dans la précision d’une écriture qui se veut intraitable et irrécupérable, dont la cadence et la monotonie sont inextricablement et structurellement liées au sexe, à ce sexe sans joie, à ses performances nombreuses au chiffre pourtant vide.
La limite du supportable de ce roman n’est ainsi dictée que par une langue-limite, une langue qui se veut impossible. Dans ma chambre ne choquera que ceux qui ne savent pas ce qu’est un style.
Dans ma chambre / Guillaume Dustan. Paris: P.O.L., 1996. 155p.