Au petit matin du 2 novembre 1975, la police retrouve le corps de Pier Paolo Pasolini sur la plage d’Ostia, en banlieue de Rome.
«Ses cheveux maculés de sang retombaient sur le front scarifié, lacéré. Le visage déformé et gonflé était noir de bleus, de blessures, ensanglanté, ainsi que les bras, les mains, les doigts fracturés et coupés de la main droite. La partie droite de la mâchoire fracturée. Le nez aplati et tordu vers la droite. Les oreilles à moitié coupées et la gauche déracinée, arrachée. Des blessures sur l’épaule, le torse, les reins, et les traces de pneus de la voiture qui l’avait écrasé. Une lacération horrible qui courait du col à la nuque. Dix côtes fracturées, le sternum brisé. Le foie lacéré en deux endroits. Le cœur perforé.»
Tels sont les résultats, glaçants, de l’analyse de l’expertise de la défense lors du procès de Giuseppe Pelosi, dit Pino la Grenouille, qui s’est déclaré lui-même auteur de cet homicide sordide. Trente ans après le meurtre, Pelosi confirmera ce qu’une certaine classe italienne – disons intellectuelle – soupçonnait : que les aveux de l’accusé cachaient un complot ourdi par des fascistes. Pino la Grenouille a déclaré à la presse au printemps dernier que trois complices, des voyous payés par des gens de l’extrême-droite, ont tué en le massacrant et en le défigurant le poète, cinéaste et journaliste Pasolini.

Ce meurtre s’accordait parfaitement aux préjugés et convictions de la société italienne, profondément conservatrice malgré un parti communiste fort et rassembleur. Voici qu’un homme, artiste connu internationalement et communiste d’esprit et de cœur, n’est pas, selon les intérêts de cette société, sain et normal : qu’il est non seulement un créateur et un polémiste à l’activité multiple et contradictoire, et donc un empêcheur de tourner en rond, mais également un homosexuel.
Il est détesté parce qu’il veut être à la fois artiste, communiste et homosexuel. Il représentait un cas monstrueux de transgression pour une petite bourgeoisie toute-puissante et intolérante dans son étroitesse et sa suffisance. Pour elle, être homosexuel, c’est permettre non seulement d’être ostracisé et exclu de son travail, c’est pratiquement autoriser le meurtre, l’élimination de cet élément perturbateur et obscène. La différence de Pasolini scandalisait. Par ce fait même, il courait un danger mortel, qui s’est hélas produit dans la nuit du 1er au 2 novembre 1975.
Mais c’est également son œuvre tant littéraire que cinématographique qui a mis sa vie en danger. Ses livres, ses films, ses articles étaient traversés par une pensée incorrecte, incommode, sauvage et radicale. Nouveau type d’intellectuel qui n’est rattaché à aucune institution, universitaire par exemple, ni inféodé à un parti politique, comme le PCI par exemple, Pasolini pensait sans filet et sans protection; il a souvent répété qu’il se sentait seul dans son combat.
Il affirmait ce que les gens n’aimaient pas entendre; ainsi, il était contre l’avortement, contre les cheveux longs, contre l’utilisation du mot «gay». Il était courageux par cette manière d’intervenir à tout moment, aux moments qu’il choisissait lui-même pour constater les dégâts de la société, sa médiocrité petite-bourgeoise, son conformisme, sa perte des valeurs anciennes, pour contester des évidences et revendiquer des changements. Il polémiquait dans la plus totale insubordination. De sa position de proscrit, de contre-modèle moral, il dénonçait la société de consommation qui gangrenait de plus en plus son pays. Il se montrait désespéré à la vue de l’aliénation que provoquait le développement industriel.

Célèbre, il l’était certes, mais il était montré du doigt par la presse avant tout pour son homosexualité. Il a mis en pratique sa différence, il n’a pas craint de l’écrire et de la filmer; elle parcourt et teinte toute son œuvre. Le pouvoir, à travers quotidiens et hebdomadaires, a utilisé son homosexualité comme moyen de pression, comme chantage, l’ayant déplacée au niveau du mal. Et que celle-ci ait alimenté ses livres et ses films n’a fait qu’augmenter l’équivoque sur sa personne, renforçant la crédibilité des accusations dont il était l’objet.
Incarnation du mal, il était dénoncé comme un pervers et un maniaque sexuel. Pasolini a dû subir des procès à la chaîne, avec près de 350 informations judiciaires et audiences. Une fatalité se nourrira de ces convocations à la cour ainsi que des dénonciations dans les journaux, persécutant un être jusqu’à le rendre malade, incapable de voir, dans sa vie morale et sentimentale, autre chose qu’une horreur sans fin.
Ses poèmes, ses romans, ses essais, ses interventions journalistiques sont tous publiés. Son théâtre est aussi complètement édité. Ses films sont protégés par la Fondation Pier Paolo Pasolini et restaurés sous la responsabilité de la cinémathèque de Bologne.
Je crois que s’il était encore vivant, Pier Paolo Pasolini ne serait pas content si on faisait consensus autour de lui, lui l’hérétique, le dissident. Mais, plutôt, il souhaiterait que l’on débatte de son œuvre, qui était faite non pour l’agrément et le contentement, mais pour indiquer l’irrémédiable non-réconciliation à laquelle nous destine toute vie.
Pasolini : Portrait du poète en cinéaste / Hervé Joubert-Laurencin. Paris: Cahiers du cinéma, 1995. 335p.
Pier Paolo Pasolini, qui êtes-vous? / Alain-Michel Boyer. Lyon: La Manufacture, 1987. 350p.