Le livre de Christopher Bram, romancier, essayiste, critique littéraire et professeur, trace le portrait de plus d’une vingtaine d’auteurs gais qui ont accédé à la scène littéraire américaine depuis l’après-guerre. Le point de départ de son livre, sous-titré Les écrivains gay en Amérique, de Tennessee Williams à Armistead Maupin, réside dans cette affirmation : « La révolution gay fut d’abord et avant tout une révolution littéraire. »
En tournant la dernière page de son essai, on est d’accord d’avec lui. De Gore Vidal à Michael Cunningham, en passant par Truman Capote, James Baldwin, Allen Ginsberg, Christopher Isherwood, Edward Albee, Edmund White, Larry Kramer, Stephen McCauley, entre autres, on constate que pour marquer les principales dates de la lutte des droits pour les gais il faut s’arrêter aux dates de publication de romans, de poèmes et de pièces de théâtre, qui furent le déclencheur d’une conscientisation et de la formation d’une identité chez les hommes homosexuels.
Entre la guerre du Viêtnam, la lutte des Noirs, la révolte de Stonewall et l’apparition du VIH, Bram contextualise les textes et nous permet de comprendre comment et pourquoi des œuvres comme Un garçon près de la rivière de Vidal, Domaines hantés de Capote, La chatte sur un toit brûlant de Williams, Howl de Ginsberg, La chambre de Giovanni de Baldwin, Adieu à Berlin d’Isherwood, Les garçons de la bande de Crowley, Le cœur normal de Kramer, Chroniques de San Francisco de Maupin, Un jeune Américain de White, Le langage perdu des grues de Leavitt et Cité de la nuit de Rechy sont nées.
Ces auteurs sont pleins de talent; souvent engagés; aimant la littérature et le théâtre par-dessus tout. Ils ont vécu longtemps une homosexualité cachée. Leurs œuvres étaient souvent cryptées. Ils ont été censurés, leurs créations rejetées. Pourtant toute une réalité (diverse, osée) et tout un imaginaire (flamboyant, cru) de la communauté gaie se sont incarnés par cette littérature qui a brisé des tabous et renversé des barrières.
Une littérature non pas libératrice, mais libre, qui a permis à de jeunes Américains de comprendre ce qu’ils sont, de vivre comme ils le voulaient, de répudier la honte, de trouver des âmes sœurs et, peut-être plus que toute autre chose, de se frotter à des œuvres, des romans, de la poésie, du théâtre qui ont marqueront l’histoire littéraire des États-Unis. Le cinéma et la télévision prendront alors le relais à la fin des années 90. Cette histoire est triste et joyeuse.
Christopher Bram situe ses œuvres de manière chronologique, les évalue de façon synchronique, établit des échos entre elles et les met en lumière par des faits historiques. Il évalue leur esthétique, pose un jugement, nous fait partager ses goûts et ses déplaisirs. Il est subjectif, et il est certain que le lecteur un tant soit peu au courant de ces créations ne sera pas toujours d’accord.
Sa « grande » histoire littéraire ne méprise pas les anecdotes sur la vie des écrivains (il y avait plusieurs couples d’écrivains, par exemple). Mais il souligne aussi que la complicité n’était pas toujours au rendez-vous et que certains, qui n’étaient pas des anges – on pense à Gore Vidal et Truman Capote en ennemis invétérés –, ne sont pas gênés pour accabler leurs confrères, les dénigrer, alors que la presse critique hétérosexuelle les condamna souvent et prit beaucoup de temps à défendre des œuvres de grande qualité.
Il n’escamote surtout pas la sexualité, assumée par de multiples relations :
« J’en profite pour glisser quelques mots sur l’absence de monogamie dans la plupart des histoires qui forment ce livre, que j’expliquerais ainsi : les couples gay ayant été obligés d’inventer un nouveau mode de vie, ils ont eu tendance à adopter des règles plus souples et plus réalistes que celles qui se transmettent depuis des générations de mariage hétérosexuel. Ils ne sont jamais identifiés à une tradition qui accorde tous les droits au mari et aucun à la femme. Ils n’ont pas été non plus confrontés à la question des enfants illégitimes ou à celle de la filiation. Ils ont toujours su, surtout les hommes, que le sexe n’a rien à voir avec l’amour. »
La question sexuelle fait partie des paramètres de l’analyse de Bram. Est-ce que tous ces écrivains gais ne pouvaient simplement pas détacher leur vie érotique de leur projet esthétique? Cela n’a pas empêché certains auteurs comme Ginsberg ou White de concevoir une littérature exigeante et exceptionnelle et, ainsi, de changer le visage qu’on avait de la vie américaine.
Anges batailleurs: Les écrivains gay en Amérique, de Tennessee Williams à Armistead Maupin / Christopher Bram. Paris: Bernard Grasset, 2013. 414p.