Je t’écoute depuis des années. Je te lis sur les réseaux sociaux. J’échange avec toi dans mon entourage. Toi qui n’as jamais été violé.e ni tripoté.e sans consentement. Toi qui sais prévenir les coups. Toi qui as trouvé la solution pour ne pas faire partie des statistiques du #MeToo et qui distribues les conseils comme une matante saoule donne des becs mouillés à Noël. Il est temps que quelqu’un te le dise : ça suffit…
Depuis trop longtemps, je t’écoute sans répliquer. Sans laisser mon non verbal suinter le découragement que tu m’inspires. Sans prendre le temps de déconstruire tes paroles à ce point vides d’empathie que c’en est vulgaire. Malgré mes efforts pour rester de glace, tu me fais faire de l’urticaire, tu me donnes envie de te balancer des insultes et de crier assez fort pour enterrer ta voix.
Je ne comprends pas pourquoi je te laisse agir ainsi. Je me considère comme une personne pleine de convictions. J’ai l’habitude d’exprimer certaines de mes opinions publiquement. Je jouis d’une quantité de privilèges en tant qu’homme blanc cisgenre homosexuel issu de la classe moyenne. Pourtant, je me tais. Preuve comme quoi, dans certaines situations qui dépassent l’entendement, même les personnes les plus outillées pour monter aux barricades sont incapables de réagir, de comprendre ce qui leur arrive, de bouger ou de parler…
À vrai dire, je ne disais rien en espérant que tu comprennes un jour par toi-même. Malheureusement, huit ans après le début du mouvement #AgressionNonDénoncée, qui a précédé les nombreuses vagues #MeToo, #MoiAussi et #BalanceTonPorc, tu continues sur ta lancée. Tu es probablement en train d’écrire la 547e page de ton manuscrit sur l’art de vivre sans finir avec le pénis d’autrui à l’intérieur de soi sans consentement. Un livre que tu rédiges après avoir échangé ad nauseam avec tes proches sur les méthodes pour se protéger. Parce que voilà, dans ta tête de non-victime, tout repose sur l’idée qu’il y a mille et une choses à faire pour éviter les situations potentiellement problématiques, pour réagir quand la menace prend forme, pour dénoncer quand le pire survient et pour se rétablir sans que ce traumatisme nous pourrisse le cœur.
On dirait que tu ne remets jamais en question la société dans laquelle grandissent les agresseurs. Le besoin qu’ont certaines personnes d’exercer un pouvoir sur d’autres par le biais de la sexualité. L’incapacité pour plusieurs de maitriser les bases du consentement dans une séance de flirt ou de sexe. La culture non écrite qui banalise l’objectivation sexuelle des propos, les attouchements non désirés, l’intimidation sexuée dans les rues et les viols qui continuent de se répéter. Tu préfères te donner en exemple. Évoquer ta capacité à te faire respecter. Dire à qui veut l’entendre que ta carrière et ta vie sentimentale sont dénuées de malaises et d’agressions de nature sexuelle, parce que ta force de caractère repousse d’emblée quiconque voudrait profiter de toi. Tu critiques la mollesse des victimes, ce qu’elles ont fait ou dit pour générer les comportements répréhensibles, voire leur incapacité à exprimer leur refus lors d’un acte sexuel. À la place, tu pourrais t’interroger sur le manque d’écoute de leurs partenaires. Vomir ton dégout devant pareilles actions. Te porter à leur défense. Mais non. Quelque chose dans ton cerveau a pris position. Je n’écris pas que tu es du bord des bourreaux. Mais tu n’es pas non plus du côté des victimes. Tu es de ton bord à toi. Comme si des mécanismes de défense s’étaient déployés pour te convaincre que le mal arrive seulement aux mauvaises personnes ou à celles qui ne font pas attention. Comme si ton esprit devait se rappeler que l’odieux ne t’arrivera pas, car tu ne mérites pas ça et tu n’as rien fait qui ouvre la porte à ce genre de drame.
Pendant que tu te rassures avec ta vision tronquée de la nature humaine. Pendant que tu mets le blâme sur les victimes. Pendant que tu leur répètes comment se mettre à l’abri. Pendant que tu célèbres ton existence sans harcèlement, sans attouchement et sans agression. Pendant que tu contemples ta supposée force dans le miroir. Tu fermes les yeux sur leur douleur. Sur leur propre incompréhension d’avoir subi de tels sévices. Sur la surprise de se savoir victimes. Peu importe leur genre, leur taille, leur poids, leur habillement et leurs habiletés d’autodéfense physique ou verbale.
Tu ignores que les supposés compliments chargés de vulgarité peuvent nous couper la voix. Tu ne sais pas que la main qui écrase un sexe, un cul ou un sein peut nous empêcher de bouger. Tu ne comprends pas que la société malade dans laquelle on vit inscrit dans notre cerveau une forme de honte et de culpabilité qui nous pousse à tapir cette expérience dans la noirceur de notre mémoire. Tu ne vois pas que le système de justice déconnecté du réel freine les personnes qui voudraient dénoncer. Tu ne prends pas conscience que les victimes n’ont pas besoin d’entendre à quel point ta personnalité t’a toujours sauvé.e. Elles veulent simplement être accueillies, écoutées et consolées.