On dit parfois d’un phénomène ou d’un événement qu’il fut… court, mais intense ! La formule s’applique bien à l’implication de Jean-Michel Sivry auprès de la communauté homosexuelle. Lui-même reconnaît d’emblée que sa « période militante chez les gais a été relativement brève (1977-1983), même si elle a revêtu […] une importance indéniable et fondatrice de [son] caractère1. »
Après des études en gestion et l’obtention d’un Master of Business Administration de l’Université Columbia à New York, il quitte la France et s’installe au Québec en 1975 avec le mandat de développer les éditions Flammarion nouvellement installées ici. Un immense défi professionnel, assurément, auquel s’ajoute aussitôt une dimension plus intime et personnelle. « La découverte d’une autre culture, précise-t-il, le choix de “l’exil” et la nécessité de reconstruire un individu social loin de chez moi ont été déterminés par un besoin de vivre enfin une vie homosexuelle plus assumée. Je n’étais pas dans le placard auparavant ; mes parents libéraux et athés avaient contribué à me faire admettre mon orientation et pourtant les structures lourdes de la société française me bloquaient. » À Montréal, c’est en fréquentant bars et saunas qu’il s’ouvre peu à peu à une nouvelle réalité. Ce changement de situation l’amène à mieux se connaître, à comprendre qu’il se veut avant tout un homme d’engagement — comme en témoigne son militantisme dans plusieurs groupes gais.
« Ma première liaison, poursuit-il, était un universitaire plutôt politisé du milieu coopératif. J’admirais ses convictions. Pour me construire comme son émule, j’ai choisi de m’engager lors du premier congrès de l’Association pour les droits des gai(e)s du Québec (ADGQ). Hasard d’un feuillet ramassé dans un bar. Premier cortège dans la rue devant la police. Au fil des réunions, je me suis rendu utile et j’ai écrit quelques textes. » Parmi eux, La visite s’en vient, dans lequel il dénonce que « les autorités municipales profitent de l’approche des Jeux olympiques pour intensifier la répression contre tous les marginaux. Des mesures de contrôle sans précédent sont mises en place. Des soldats se joignent aux forces policières fédérales, provinciales et municipales ; les médias parlent de 20 000 hommes en armes à Montréal2. » Toujours à l’ADGQ, il participe à la mise au point du Manifeste et du mémoire La minorité homosexuelle et La Charte des droits et libertés de la personne, préparé par son Comité des droits civils qui réclamait des changements législatifs et notamment à la Charte de 1976.
Avec comme résultat, l’adoption de la loi 88. Quelque temps plus tard, à titre de représentant de l’Association, il sera invité à l’émission de télévision Fleur de macadam présentée à Radio-Québec. Animée par Jean-Pierre Ferland et la journaliste Marie-Hélène Poirier, la rencontre s’avèrera catastrophique compte tenu de l’homophobie évidente des présentateurs et de leur incompréhension de la situation des gais. En 1977, « devenu, au nom de Flammarion et avec Mainmise, l’éditeur du Répertoire québécois des outils planétaires3, » il invite ses amis Jean Basile, Georges Khal et Christian Allègre à réfléchir, avec un collectif ad hoc de l’ADGQ, à la création du magazine Le Berdache. Il se souvient des « premières séances [de travail] de ce qui deviendra le mensuel de défense des droits civils des gais.
Cela se déroulait dans l’appartement de Jean Basile sur Laval4. » Ce fut pour moi, souligne-t-il, « une expérience très fondatrice, excessivement chronophage. [Comme] nous refusions les hiérarchies, j’étais de toutes les étapes : des réunions de rédaction au travail de nuit sur la maquette ; des révisions d’articles aux discussions avec l’imprimeur ; de la recherche de publicité à la
distribution de bar en bar quand les copies sentaient encore l’encre. » Parallèlement, il édite chez Flammarion Québec La Société invertie d’Alain-Emmanuel Dreuilhe (1979), une somme sociologique de plus de 300 pages sur un nouveau paradigme mis à l’essai à San Francisco, l’avènement d’une communauté urbaine de gais à la fin des années 1970. Avec le recul, Jean-Michel Sivry estime que la création du Berdache et la parution d’une trentaine de numéros furent son projet le plus accompli, celui dont il est le plus fier. « Il m’a fallu beaucoup lutter, dit-il, pour maintenir la publication sous la tutelle politique de l’ADGQ, résister à le transformer en un médium commercial, qui serait devenu indépendant de la base militante. C’était la condition de ma collaboration : que l’orientation de la revue reste politisée. Quand j’ai dû quitter l’équipe parce que mes devoirs professionnels avaient été trop négligés, une crise opposait les tenants de la vocation politique et ceux qui souhaitaient étendre l’influence du Berdache. » En 1999, il participera à l’organisation du colloque « Les 20 ans du Berdache », à une journée d’étude et à une exposition à l’Université du Québec à Montréal. Pour cette occasion, il sera coresponsable de la publication d’un album, Le Berdache vingt ans après, célébrant l’esprit, les idées et les combats de cette époque charnière pour les droits des gais.
Après cette période, souligne Jean-Michel Sivry, « j’ai toujours cherché à m’inscrire dans des projets pouvant refléter l’esprit créatif et l’ouverture de la société qui m’avait si bien accueilli. » Afin de mieux connaître notre héros, nous tracerons les grandes lignes de ce parcours en privilégiant trois axes principaux : professionnel, communautaire et culturel. Notons d’abord qu’il sera président-directeur général des éditions Flammarion Québec5, puis coresponsable et rédacteur de la revue d’art Imposture. Il deviendra par la suite directeur général du Regroupement des artistes en arts visuels du Québec (RAAV), poursuivra une maîtrise en études des arts, mettra sur pied et dirigera la SODART — Société des droits d’auteur en arts visuels. Sur le plan communautaire, il sera envoyé en mission de l’UNESCO pour produire des documents visant à l’élaboration de politiques nationales du livre et de la lecture dans divers pays africains ; il agira également à titre d’administrateur de la Fondation 3 % Tiers-Monde, une société de philanthropie, et collaborera au dossier « Renforcer le secteur des organismes de bienfaisance au Canada : la réforme du cadre réglementaire », produit par l’Initiative du secteur bénévole et communautaire (ISBC) (Canada). Dans le domaine de la culture, on le retrouvera à de nombreuses fonctions : commissaire d’exposition ; organisateur de colloques ; administrateur du Salon du livre de Montréal ; président du CA de la compagnie théâtrale de création UBU ; membre du comité de rédaction de la revue Temps fou ; administrateur et président du magazine Spirale ; membre de la Conférence canadienne des arts ; et administrateur-trésorier chez Artexte, centre de documentation sur l’art contemporain. Aujourd’hui, lorsque Jean-Michel Sivry a l’idée, un moment, de jeter un regard en arrière, sans doute est-il fier d’avoir été cet homme d’engagement qu’il avait souhaité jadis : l’un des acteurs impliqués dans une époque de transition de l’histoire des gais, ce passage déterminant où fut lancé le pari de leur acceptation sociale.
NOTES :
- Les citations de Jean-Michel Sivry sont extraites d’un courriel daté du 22 janvier 2023.
- Jean-Michel Sivry, « Traces militantes éphémères : l’ADGQ et Le Berdache », in Irène
Demczuk et Frank W. Remiggi (dir.), Sortir de l’ombre. Histoires des communautés lesbienne et gaie de Montréal, Montréal, VLB Éditeur, 1998, p. 239-240. - Christian Allègre, « Deux messages de Jean-Michel Sivry », paspied, 18 août 2010 : http://paspied.boutotcom.com/2010/08/18/deux-messages-de-jean-michel-sivry. Consulté le 18 janvier 2023.
- Ibid.
- Ainsi que les Librairies Flammarion et les Librairies du Scorpion.